La nomination de Boris Johnson relance le feuilleton du Brexit qui pourrait cette fois-ci enfin se clôturer. Le Premier ministre évoque la possibilité d’un « no deal » comme sortie de crise. Face à cette situation, les dirigeants européens doivent désormais faire valoir la seule option possible qui profite malgré tout à leurs intérêts : la sortie de la Grande-Bretagne de manière ordonnée et acceptée de part et d’autre de toutes les structures européennes (marché unique, union douanière, etc.), c’est à dire un « Hard Brexit » organisé.
Après près de deux ans de négociations et plusieurs rejets par la Chambre des Communes de l’accord négocié entre Theresa May et l’Union européenne, l’extension répétée du délai ne fait que repousser la sortie sans pour autant laisser l’espoir d’une issue politique et diplomatique favorable tant par l’adoption de l’accord tel quel par les Britanniques que dans d’hypothétiques poursuites des négociations. D’un côté, la faiblesse des élites politiques britanniques a déjà été bien analysée dans le Triomphe de la Classe politique anglaise par Peter Oborne, pour qu’il soit judicieux de ne pas espérer un revirement de situation de leur part. De plus, la ligne politique claire de Boris Johnson favorable à un « no deal » ne laisse que peu de marges de manœuvres dans cette négociation pour contenter les deux parties.
De l’autre côté, l’Union européenne est arrivée tant bien que mal à parvenir à un compromis à l’unanimité, situation à laquelle il serait bien improbable de parvenir à nouveau, excepté pour un hard Brexit plus favorable malgré tout qu’un No-Deal. De plus, le hard Brexit offrirait une perspective claire face à l’incertitude dans laquelle sont plongées la Grande-Bretagne et l’Union européenne depuis mai 2016 et face à l’hypothèse risquée du « No Deal ». En effet, une étude publiée par Goldmann Sachs en avril 2019, estimait que le coût de l’incertitude lié au Brexit coutait près de 700 millions d’euros par semaine à la Grande-Bretagne.
Le successeur de Theresa May ne dispose que de peu de cartes pour convaincre la Chambre des communes d’accepter un accord acceptable à la fois pour la Grande-Bretagne et pour l’Union européenne, hormis en menaçant son camp d’une dissolution. La convocation d’élections anticipées pourrait suffisamment effrayer les députés pour qu’ils se sentent contraints de ratifier l’accord de sortie afin d’éviter une probable vague de dégagisme dans un contexte de défiance d’une classe politique incapable de mettre en oeuvre la décision souveraine de sortir la Grande-Bretagne de l’Union européenne. Cette menace pourrait également motiver davantage les « Tories », en raison des résultats des dernières élections européennes avec un gros score de la liste menée par Nigel Farage (31,6%) et le faible score du parti conservateur (9,1%). Pour autant, la dissolution peut également être bénéfique à Boris Johnson qui pourrait alors comme Donald Trump aux dernières élections de mi-mandat, remplacer les réfractaires de sa famille politique par des alliés. La faiblesse de l’opposition incarnée par Jeremy Corbyn et son absence de ligne claire à propos du Brexit pourrait ainsi permettre à Boris Johnson de renforcer ses marges de manœuvres dans le cadre des négociations avec l’Union européénne.
Cette situation doit conduire les dirigeants européens à faire preuve de courage lors du prochain Conseil européen pour proposer à la Grande-Bretagne de sortir intégralement de l’Union européenne à la frontière de la date limite du 31 octobre pour éviter le risque d’un « No Deal » dont les partisans au sein des 27 deviennent de plus en plus nombreux. Cette sortie complète peut paradoxalement avoir plusieurs points positifs pour chacune des parties intéressées : la Grande-Bretagne, l’Union européenne et la France.
Pour la Grande-Bretagne, il s’agit tout d’abord de sortir du jeu que se livre la classe politique anglaise au Parlement : en sortant à la fois du conflit entre les travaillistes (menés par un Jeremy Corbyn, plus intéressé par le jeu politique que le bien commun) et les conservateurs, et du conflit au sein du parti Tory, lui-même miné par les divisions internes. Il s’agit ensuite de faire respecter le résultat du référendum 2016, dans le berceau de la démocratie parlementaire. Enfin, les dirigeants britanniques pourraient démontrer à la suite du Brexit qu’ils sont capables de faire rayonner de nouveau la Grande-Bretagne et renouer avec les épopées victoriennes et churchilliennes. En effet, la mise en place de l’accord existant dépend du rapport de force entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, sur les éventuelles conséquences néfastes qu’estiment subir chacune des parties. Les « tories » menées par Boris Johnson pourraient alors mettre en œuvre leur hypothétique modèle « Singapour » en démontrant que l’économie britannique et ses atouts sont bien plus importants que ne l’estimaient les diplomates européens. La pertinence de ce modèle reste à démontrer, mais il s’agit néanmoins d’un horizon politique clair pour le Royaume-Uni.
La sortie totale de l’Union européenne, permettrait également à la Grande-Bretagne de répondre malgré elle aux motivations des électeurs ayant choisi le Brexit en 2016. Selon un sondage, effectué en 2016 à la suite du référendum, l’Institut Survation avait démontré que parmi ceux qui avaient voté en faveur du « leave », 47% l’avaient fait pour que la Grande-Bretagne puisse contrôler ses frontières afin de mettre en place sa propre politique d’immigration ; 25% pour que le Royaume-Uni « fasse ses propres lois et contrôle sa destinées ». La sortie de l’Union européenne permettrait ainsi de répondre dès le premier jour à ces électeurs que leur vote est encore utile, puisque la libre circulation des personnes ne s’appliquerait plus sur le sol britannique pour la première préoccupation et que le droit européen n’aurait plus vocation à primer sur le droit britannique pour la seconde. Cette réponse aux préoccupations envers ces électeurs est plus que nécessaire afin de les réintégrer dans la vie citoyenne dont ils se sont éloignés, à l’image des PRAFistes décrits par le sondeur Brice Teinturier pour « Plus rien à faire, plus rien à foutre » dans son ouvrage éponyme.
Pour l’Union européenne, plusieurs raisons pourraient motiver ce choix. Tout d’abord, la sortie totale permettrait enfin de mettre fin à la relation ambiguë entre l’Union européenne et les Britanniques qui commença par le refus initial de ces derniers de rejoindre l’Union des six, préférant se tourner vers les États-Unis. Par ailleurs, la dernière action politique du Royaume-Uni au sein du Conseil européen avant le référendum était le refus d’adopter le budget de l’Union européenne, représentant une lignée d’action faisant payer davantage à ses voisins pour bénéficier d’une Europe à la carte.
Ensuite, cette sortie permettrait d’ouvrir la possibilité d’avancer sur la construction européenne sur plusieurs sujets clés en réponse au risque croissant d’une nouvelle crise économique dans les prochaines années. Il s’agirait ainsi de mettre en place un mécanisme permettant de lutter contre les crises asymétriques ou symétriques au sein du marché unique, et de renforcer l’Union bancaire afin d’éviter de revivre la période entre 2008 et 2014 avec les crises successives des subprimes et des dettes souveraines à travers l’instabilité du système financier.
Enfin, si la sortie totale du Royaume-Uni, même organisée, peut représenter de prime abord un risque systémique réel au niveau économique, cette épreuve permettra soit de prouver l’utilité pour les peuples européens d’avoir transféré une partie de leur souveraineté nationale pour une meilleure protection, soit au contraire de démontrer l’inefficacité de l’Union européenne dans sa forme actuelle. De plus, si l’Union européenne n’arrive pas à gérer ce type de crise, comment peut-on espérer une issue favorable lors de la probable prochaine crise économique de grande ampleur ?
Pour la France, la sortie des britanniques lui offrirait un nouvel horizon pour mettre en place une stratégie de réorientation de la construction européenne ou de prise de contrôle informel.
Débarrassée des britanniques au sein de l’UE, la France pourrait mettre en place une nouvelle stratégie, soit de réorientation de la construction européenne soit de prise de contrôle. La réorientation reposerait principalement sur des fondements économiques après l’échec de la politique de restriction budgétaire menée dans l’Union européenne sous l’impulsion d’Angela Merkel Cela supposerait ainsi un aménagement des règles budgétaires du Pacte de Stabilité, et une nouvelle politique monétaire tournée vers la croissance durable et le plein emploi. Cette réorientation serait théoriquement possible avec le départ des Britanniques, même s’il reste à rallier l’Europe du Sud contre l’Europe du Nord, l’impasse sur laquelle s’était heurtée François Hollande en 2012 L’autre option serait de mettre en place une stratégie de prise de contrôle de l’Union européenne sur le modèle de la stratégie de Gerhard Schröder, en faisant de la France le premier pays européen. Face à l’hégémonie allemande désormais orpheline de son allié partisan de l’orthodoxie budgétaire, la France pourrait profiter du départ des Britanniques pour reprendre de façon progressive le contrôle des institutions européennes en commençant par les postes clés, qu’il s’agisse des postes politiques et administratifs (secrétariat général des différentes institutions, directeurs de cabinet des commissaires, etc.). Enfin, la sortie unilatérale du Royaume-Uni permettrait de démontrer que la sortie de l’Union européenne est possible, d’en mesurer les conséquences aussi bien les avantages que les inconvénients pour offrir de nouvelles perspectives et plus de certitudes dans les débouchés de chacune des options.
Le « hard Brexit » peut donc offrir certains avantages dont il s’agit de profiter pour chacune des parties, même si les risques politiques et économiques demeurent importants. Si le coût d’une telle sortie totale sera probablement conséquent au moins à court terme, elle offre des opportunités concrètes pour les différentes parties prenantes comme offrir paradoxalement plus de certitudes que la situation actuelle ou celle d’un « No Deal », ou encore de pouvoir faire primer la logique politique sur les logiques économiques en connaissance de cause.