DES IDÉES EN REVUES

Et la morale dans tout ça…

«Compréhension», «ouverture d’esprit», «respect des différences»: ces principes cardinaux de notre époque ne camouflent-ils pas un incommensurable aveuglement moral?

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Un rempart nécessaire contre la barbarie

Le 5 septembre, une jeune actrice porno de 22 ans a eu des relations sexuelles avec vingt-cinq hommes d’affilée afin que son producteur, en échange, lui paie une augmentation mammaire. Cette activité, élégamment nommée Boule-o-thon, avait lieu dans une roulotte attenante à un bar de Gatineau. Ce n’est pas de cet événement en lui-même — celui-ci est surtout digne d’être au plus vite oublié — que je voudrais parler, mais de certaines réactions qu’il a suscitées.

Dans une lettre ouverte intitulée « Le problème avec le boule-o-thon », Léa Clermont-Dion, chroniqueuse de la revue Châtelaine, s’en prit à cet événement (qui n’avait alors pas encore eu lieu) ainsi qu’à la jeune femme qui en était apparemment l’instigatrice et osa remettre en question dans un tel cas le « relativisme moral » qui est habituellement le nôtre en invoquant la « dignité », celle de cette jeune actrice comme celle de toutes les femmes. Mal lui en prit.

Publiée en ligne, sa lettre ouverte lui attira aussitôt une bordée de commentaires peu amènes de la part de gens (des lectrices pour la plupart) de très mauvaise humeur. Qu’avait-elle fait pour provoquer leur colère ? Que lui reprochaient-ils ?… D’avoir commis le nouveau péché mortel de notre petit catéchisme libéral, c’est-à-dire de s’être montrée à l’égard de cette jeune femme « condescendante et moralisatrice », de s’être posée « en supérieure », en bref, d’avoir osé juger « haut et fort les choix des autres », et, en plus, d’avoir parlé de tout ça sur un « ton très maternel et rabaissant ».

Et tous ces lecteurs (et surtout lectrices) de lui faire alors la leçon : elle aurait dû, estime l’un, « comprendre » et « garder l’esprit ouvert face à la différence », accorder à cette personne le respect que « chaque être humain mérite », ajoute quelqu’un d’autre, « surtout qu’on ne connaît pas son histoire », précise une troisième ; leçon où l’on voit donc défiler tous les principes aujourd’hui à la mode : compréhension, ouverture d’esprit et respect des différences, dont on peut se demander s’ils ne camouflent pas désormais un incommensurable aveuglement moral ; liberté individuelle, bien sûr (tous ou presque affirmeront avant toutes choses qu’elle a bien le « droit » de faire ce qu’elle veut, si c’est son « choix », etc.) ; et même — c’est tout de même plus surprenant — féminisme et droit des femmes, puisque plusieurs intervenantes invoqueront quant à elles le « droit » qu’a cette jeune femme de « contrôler » son corps et d’en faire par conséquent « ce qu’elle désire », y compris l’offrir en pâture à vingt-cinq inconnus sous l’oeil impavide d’une caméra.

On a là, me semble-t-il, un précipité de la nouvelle doxa qui est celle de l’époque, doxa qui mérite certainement qu’on s’y arrête deux minutes et qu’on réfléchisse à ses principes supposés.

La liberté individuelle comme ultima ratio de tout comportement. Mais une liberté irréfléchie et conçue exclusivement sous l’angle du désir, voire de l’impulsion du moment. À travers les mots de l’une, qui estime que « [c]ette jeune fille a fait son choix », ou d’un autre qui juge quant à lui que c’est son « trip », et que c’est bien comme ça, on retrouve l’injonction inlassablement ressassée par les slogans publicitaires (Vis ta vie ! Sois libre ! — mais d’une liberté limitée, on s’entend, au choix d’un produit ou d’une marque — C’est TON choix ! etc.). Ce « laisser-faire intégral », c’est exactement ce que Pierre Vadeboncoeur nommait « licence » (dans L’humanité improvisée) et refusait d’appeler liberté.

La banalité du mal

Un refus viscéral de tout jugement, qui s’apparente dans les faits à une démission, car derrière ces proclamations hautaines de tolérance (« je ne me permettrai pas de juger cette fille »), on trouve ce refus de prendre son « propre jugement pour guide » qui rend l’individu « absolument incapable de distinguer le bien du mal » et qui est de ce fait, selon Hannah Arendt, à la racine de ce phénomène qu’elle nomma dans Eichmann à Jérusalem la « banalité du mal ». Cette apparente tolérance est à double tranchant et, en vérité, cache bien mal le fond d’indifférence à l’égard d’autrui sur lequel elle s’exprime ; comme dira une autre intervenante au sujet de cette douteuse performance sexuelle de la jeune actrice porno : « de toute manière, on s’en tape de ce qu’elle fait ». C’est sans doute là le fin mot de cette prétendue tolérance qui permet dans ce beau monde du libéralisme triomphant la résurgence de nouvelles formes d’exploitation.

Le refus de toute morale, enfin, celle-ci étant immédiatement assimilée à une forme d’autoritarisme (les termes « patriarcat », « infantilisme », étant en la matière les plus souvent convoqués). La morale, dans l’esprit de tous ces gens, ne peut apparaître que comme une entrave à la licence désirante, comme si nos désirs, légitimes par nature, n’avaient pas à être évalués, jaugés et jugés. La moralité se dissout ainsi dans un naturalisme naïf qui n’est qu’un autre nom de l’abjection ou de la barbarie. Car, comme l’écrivait Emmanuel Levinas dans Totalité et infini : « La morale commence lorsque la liberté, au lieu de se justifier par elle-même, se sent arbitraire et violente », elle « libère », justement, la liberté de « l’arbitraire » des désirs.


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