Des petits aux grands dieux

Laïcité — débat québécois



Le débat étant d'actualité, parlons encore des accommodements raisonnables. Et de la question de fond qu'ils suscitent. Si on accepte, en effet, de suivre une certaine pensée moderne, il faut se faire à l'idée: le religieux est indissociable du politique. Certains diront même qu'il est le politique, soit cette force gouvernante de la collectivité qui permet aux humains de vivre ensemble malgré leurs aspirations individuelles égoïstes.
Autrement dit, si le religieux est partie prenante du politique, oublions de penser à définitivement l'évincer: comme l'inconscient freudien, une fois mis au-dehors par la porte, il rentrera par la fenêtre. Et repensons la modernité, où Dieu n'est pas mort comme le pensait Nietzsche mais sans cesse remis à sa place. C'est-à-dire sans cesse pressé de se dégager des affaires de l'État, déclaré laïque, qui n'en finit pas de le repousser à l'extérieur de la gestion de son pouvoir.
Mais toujours il tente de s'imposer. On le retrouve à l'école, dans l'organisation du lien social, dans le commerce des âmes, dans les associations de citoyens. Oublions de penser à une éviction radicale: elle est impossible. Toujours, le religieux cherche à faire retour et toujours l'État laïque doit le contraindre à lui demeurer extérieur. Remplacé par des analogons ou par d'autres forces de cohésion, telle l'idée de nation, le religieux n'en finit pas de réclamer ses prérogatives dans la gestion de l'espace publique.
C'est pourquoi la plus grande vigilance s'impose à l'endroit des fameux accommodements raisonnables qui défrayent aujourd'hui la chronique québécoise. Car ils sont autant de tentatives du religieux pour reprendre pied dans l'État moderne, qui peine à lui substituer un autre ciment politique. Du point de vue de leur force assaillante, toutes les religions ne sont d'ailleurs pas sur le même pied. Si la religion chrétienne a vu son pouvoir politique contesté et usé depuis plusieurs siècles, il n'en va pas de même de la religion musulmane, qui possède encore les pleins pouvoirs dans nombre d'États islamiques.
On voit combien il est difficile pour des pays comme l'Algérie ou la Turquie de repousser l'ordre divin de l'orbite de leur gouverne. Pas véritablement réformée, la religion musulmane demeure pétrie du dogme de la pureté des origines et se renforce d'une puissance de prosélytisme peu banale. Quand nos États démocratiques et laïques lâchent des parts de terrain au religieux, c'est un peu comme s'ils faisaient rentrer le loup dans la bergerie, qui s'y sent... chez lui. En témoigne la puissance de conviction de certains représentants de la communauté islamique ontarienne qui, sans sourire, proposait voici peu d'introduire la charia dans le règlement des litiges familiaux.
Alors que les religions de l'hétéronomie des sociétés premières font cohabiter sur Terre les humains avec leurs «petits dieux», lesquels leur donnent le mode d'emploi de la vie et de la mort, les religions de l'autonomie repoussent la présence divine monothéiste dans l'au-delà, laissant aux humains la gestion de leurs affaires par l'intermédiaire de l'État. Ce religieux expatrié n'a évidemment pas manqué de faire retour.
C'est ainsi que, dans les monarchies de droit divin, on le trouve représenté dans l'espace public par l'Église et les rois oints. Nos sociétés occidentales modernes ont encore poussé plus avant ce mouvement d'émancipation puisqu'elles ont carrément expulsé l'Église des affaires de l'État, le processus de laïcisation, sanctionné en 1905 en France et dans les années 1960 au Québec, l'ayant fait sortir des lieux de décision politique.
Aujourd'hui, la présence des crucifix dans les salles de délibération communale ne fait plus peur à personne: symbolique, la représentation du Christ en croix fait davantage partie du patrimoine qu'elle ne manifeste une allégeance à la religion du fils crucifié. On peut le laisser nous rappeler en paix que c'est sa philosophie qui a modelé nos âmes. Pourtant, gageons que si on lui ouvrait grand la porte, ce religieux-là aussi (ré)investirait les lieux de décision politique où il a si longtemps assuré la cohésion collective. Moins combattue, la religion musulmane nous offre au contraire l'image d'un Dieu résistant, plein d'une fougue revendicatrice qui n'hésite pas à lui faire déclarer la guerre pour légiférer de plein droit dans les affaires humaines. Le laisserons-nous faire?
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Anne Decerf, Écrivaine


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