Des jeunes filles qui sont allées loin

Filles du Roy


MARIE CARDUNER

Fille du Roy

Nicole Macé

Traduction du norvégien par l'auteur

L'Hexagone, Montréal, 1997, 164 pages
Robert Chartrand LeDevoir 25 juillet 1998 - Le roman de Nicole Macé nous vient de loin. A l'instar de ses deux personnages principaux, le texte a connu une véritable migration avant de nous parvenir. En effet, l'auteure, née à Paris, s'est établie en Norvège en 1953; elle y a fait des films pour la télévision et le cinéma, et publié des romans et des recueils de poèmes dans la langue de son pays d'adoption.
Marie Carduner Fille du Roy, de même, a d'abord paru il y a cinq ans, à Oslo, en version originale norvégienne, avant d'être traduit par l'auteure et publié ici, chez l'Hexagone.-
Le récit de Macé raconte deux années déterminantes, de 1665 à 1667, dans la vie de deux jeunes Bretonnes, Marie Carduner et Catherine, sa soeur aînée. Ce fut aussi une période faste dans l'histoire de la Nouvelle-France, alors que la clairvoyance de Colbert dans la métropole et l'administration éclairée de l'intendant Talon ici même vont permettre d'affermir la présence française en Amérique: la colonie, soutenue plus efficacement, ne sera plus considérée - pour quelques années en tous cas - comme un simple comptoir de traite des fourrures.
La Nouvelle-France de l'époque, beaucoup moins populeuse que les colonies anglaises voisines, comptait très peu de familles. Les civils étaient pour la plupart des «engagés», appelés assez justement «serviteurs» dans le roman de Nicole Macé. C'étaient des hommes seuls, célibataires ou qui avaient laissé là-bas leur famille; l'ennui et la soumission, de type féodal, à un «seigneur» leur étaient si lourds à supporter que plusieurs rêvaient de retourner en Europe sitôt leur contrat échu; en attendant, ils préféraient courir les bois plutôt que de songer à s'installer à demeure.
Pour augmenter le peuplement tout en sédentarisant ces engagés, on décida donc de leur amener des compagnes: ce furent les «Filles du Roy», de jeunes femmes recrutées parmi les orphelines et les pupilles de l'Etat, à qui on offrait d'aller s'établir là-bas, munies d'une dot. Elles pourraient ainsi trouver un mari et bien sûr, avoir de nombreux enfants. Elles portaient bien leur nom - Louis XIV, qui régnait alors, n'avait-il pas dit: «L'État, c'est moi»... Selon les estimations des historiens, elles furent un millier à consentir à cette aventure.
Filles perdues
S'il faut en croire le roman de Macé, ces jeunes femmes abandonnées ou esseulées passaient déjà, à l'époque, pour des filles perdues; les mauvaises langues les traitaient à tort de «ribaudes». Et tout récemment encore, certains ont entretenu l'amalgame: «Filles du Roy, filles de joie». Conformément à la réalité historique, les soeurs Carduner sont des orphelines d'une famille respectable de Saint-Malo, quoique de condition moins modeste, sans doute que la plupart de leurs modèles; la mère était d'origine bourgeoise alors que le père, à qui la jeune Marie vouait une grande admiration, était maître-imprimeur: il mourut dans l'incendie de sa boutique en tentant de sauver ses casses de «petit romain», ce caractère d'imprimerie qui faisait sa fierté. Sa disparition bouleverse l'existence des deux jeunes filles. Sans l'imprimerie, Catherine se retrouve sans dot, alors que son fiancé comptait précisément succéder au père Carduner: le jeune homme se désiste, s'estimant «à bon droit, libéré de tout devoir à l'égard de la fille du maître.»
Quant à Marie, comment trouverait-elle un mari? Elle n'a que quinze ans en 1665. Elle est impubère; elle se trouve laide; déjà passionnée par l'imprimerie, elle se désole de n'être pas un garçon, elle qui aurait tant aimé exercer le noble métier de son père. Dans les circonstances, sa soeur et elle semblent n'avoir d'autre avenir possible que dans les ordres. Eues seront postulantes chez les Ursulines - c'est précisément la communauté religieuse de Marie de l'Incarnation qui, à cette époque, est déjà installée à Québec -; à titre de «soeurs converses», elles sont chargées des tâches ingrates. Ainsi, on les enverra soigner les patients de l'hôpital de Saint-Malo où s'entassent dans des conditions d'insalubrité effroyable, tous les malades imaginables, y compris les fous. Puis, le notaire qui agit comme leur tuteur va leur proposer de devenir Filles du Roy. Catherine accepte en espérant oublier ainsi son chagrin d'amour; Marie, plus enthousiaste, rêve déjà de ce pays lointain, car elle a lu avidement les Relations des jésuites, ces comptes rendus qu'ils avaient commencé à publier régulièrement à partir de 1632.
Le Nouveau Monde
La partie proprement «canadienne» de l'histoire des soeurs Carduner, leur installation en Nouvelle-France, ne se trouve qu'à la toute fin du roman de Nicole Macé; pour l'essentiel, nous les suivons à Saint-Malo, puis à Dieppe où elles s'embarquent, puis sur la frégate qui les emporte vers le Nouveau Monde: le voyage en mer est l'un des moments forts du livre, où sont décrites de façon saisissantes les conditions de vie à bord, y compris les ravages du scorbut. Nicole Macé, à l'évidence, connaît bien l'époque; elle présente avec exactitude moeurs et coutumes, de même que les mentalités qui avaient cours, notamment sur le statut des femmes, considérées comme inférieures aux hommes - pères ou maris - auxquels elles devaient se soumettre: l'Histoire, en cette matière, conserve malheureusement toute sa cruelle actualité...
Les femmes du roman Macé ne sont pas de pures victimes. L'impression de justesse qui se dégage de la lecture tient notamment aux réactions des deux soeurs devant les aléas de la vie. Elles s'y soumettent tout en sachant en tirer parti. Elle ont du cran et de la fierté - surtout Marie, dont les colères rentrées sont particulièrement bien rendues. Sa lucidité subtile, sans amertume, elle la tire pour l'essentiel de son livre de chevet, qu'elle désigne comme son «bréviaire»: ce sont les Essais de Montaigne, dans un exemplaire imprimé par son père, à la fois relique familiale et compagnon d'infortune où elle trouve le réconfort et parfois une sagesse, dans les moments difficiles. Certains passages - sur l'amitié, sur l'inconstance de nos actions, sur la lecture - sont d'ailleurs cités dans le roman. Grâce à ce livre, alors qu'elle a l'impression d'avoir été le jouet du sort, elle peut reconnaître que certains gestes, apparemment altruistes, raccommodent tout à fait. Ainsi, vers la fin du récit, elle accepte la proposition d'un couple, croyant lui plaire, «mais elle se faisait surtout plaisir à elle-même. C'était là toute la charité chrétienne qui avait décidé de son choix.» Grâce à Montaigne et «avec l'aide de Dieu, elle saurait éviter d'être hypocrite et de le faire croire aux autres, et c'était un péché de moins à commettre.»
Ni Marie Carduner ni sa soeur ne sont des héroïnes. Nous sommes loin, ici, du personnage de Marie Laflamme - pourtant contemporain des soeurs Carduner - de la trilogie de Chrystine Brouillet, parue chez Denoël. L'oeuvre de Brouillet, également bien documentée sur le plan historique, est un roman d'aventures (trop?) plein de rebondissements. Nicole Macé, elle, a privilégié la vraisemblance et les demi-teintes dans le portrait de ces jeunes femmes qui subissent les contraintes de leur condition de femmes et d'orphelines, sans pour autant sacrifier leurs idéaux.
Marie Carduner Fille du Roy est un récit aussi finement réglé que cette horloge que Marie, en traversant l'Atlantique, avait apportée dans ces bagages; lorsque arrivée en Nouvelle-France, elle en remonte le ressort pour la première fois, elle entend le coeur de l'horloge qui «dit Qué-bec Qué-bec comme s'il n'avait jamais connu d'autre partie que le Nouveau Monde.»


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