Des accommodements avec la liberté d’expression plutôt déraisonnables

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La gauche universitaire postmoderne décrédibilise les sciences humaines

Dans un texte consacré au canular qu’Anouk Barberousse et moi avions publié à l’encontre d’Alain Badiou, célèbre métaphysicien maoïste français, nous appelions « accommodement déraisonnable » le fait, pour des philosophes ou des scientifiques, de céder sur des principes rationnels en faveur de conséquences politiques jugées prioritaires. Nous pensions à la propension, en particulier dans les milieux de gauche, à laisser publier des textes incompréhensibles mais porteurs des bons marqueurs idéologiques. Cela nous semblait être une des raisons du succès intellectuel de Badiou — dont les thèses sont jugées loufoques par une bonne partie des philosophes professionnels — et surtout des héritiers du mouvement postmoderne : nouveaux réalistes, accélérationnistes, etc. Tant qu’un auteur critique l’hétéro-cis-normativité blanche, il peut bien raconter de la bouillie intellectuelle, on le prendra au sérieux. Il lui suffit de présenter les marqueurs de sa pureté idéologique : utiliser par exemple les mots patriarcat, privilège, hétéronormativité, capitalisme (c’est mal), hiérarchie (c’est mal), différence (c’est bien), différance (c’est encore mieux), etc. Inversement, quiconque ne les présente pas devrait être suspecté de soutenir ladite hétéronormativité, et donc subir la censure qu’il ou elle n’a pas su s’imposer.


Il arrive ainsi aujourd’hui que les intellectuels de gauche s’accommodent un peu trop facilement de principes qui vont à l’encontre de la liberté d’expression, sinon de la vérité scientifique, et subordonnent leur rationalité de chercheurs à leurs préférences idéologiques.


À partir de là, on peut s’arranger aussi avec la vérité tenue pour scientifique. Par exemple, il n’est pas rare de trouver, dans les textes féministes sur les différences entre les genres, un scepticisme envers des faits relativement consensuels de la biologie qui, transposé au domaine de la climatologie, passerait pour climatosceptique. Il y aurait donc parmi tout ce qui fait l’objet d’un consensus scientifique large, ce qui nous arrange et est « vrai » (changement climatique, érosion de la biodiversité…) et ce qui est vraisemblablement faussé (différences biologiques entre hommes et femmes, innocuité des OGM pour la santé humaine, etc.) ? Certes, il est permis de penser que le premier ensemble de faits s’appuie sur une méthodologie scientifique rigoureuse alors que le second est de fait faussé par des idéologies ; reste qu’il faudrait déjà le montrer, en employant les mêmes critères pour évaluer les deux types de consensus.


S’il n’existe donc pas de règle générale pour trancher le différend entre les valeurs en jeu, et décider de la légitimité (ou pas) des accommodements en question, soit le discrédit immédiat jeté sur les affirmations jugées hétérodoxes, il y a néanmoins deux genres de raisons de les trouver déraisonnables.


Premièrement, la libéralité à l’égard des arguments idéologiquement « purs » finit par faire exister du côté progressiste de l’échiquier politique une prolifération de textes absurdes que les idéologues adverses auront plaisir à monter en épingle pour mieux moquer l’indigence intellectuelle de la gauche. C’est ainsi qu’un article sur la « glaciologie féministe » est devenu l’étendard de la lutte contre l’invasion des sciences humaines par « l’idéologie du genre ». Et, inversement, cette prolifération rend difficilement audibles les critiques sérieusement argumentées de la domination comme les vraies études empiriques portant sur la discrimination.


De plus, par un effet intrinsèque au champ intellectuel, si « critiquer la domination » est l’étalon auquel une contribution de sciences humaines est jugée valable, une incitation à trouver partout des discriminations s’emparera de ce champ, induisant une logique de surenchère où chacun voudra en dénicher une de plus que son voisin : après la transphobie, l’âgisme, le capacitisme, viennent la grossophobie, la mochophobie, puis pourquoi pas la veganophobie, l’asexualophobie…. À la « concurrence victimaire » parfois dénoncée entre groupes victimes d’oppression s’ajoute en miroir une concurrence dans les critiques de la domination.


Autrement dit, le résultat de ces accommodements, c’est d’ouvrir un boulevard à une critique conservatrice des sciences humaines, qui rappellerait au bon sens quelques chercheurs égarés dans des lubies protestataires. Inversement, dans un monde universitaire largement dominé par la gauche, l’effort demandé pour être un intellectuel de droite est largement supérieur à celui requis pour être un intellectuel de gauche, puisque le premier sera soumis au feu d’une critique abusive tandis que le second sera accueilli à bras ouverts dès qu’il récitera le mantra de la discrimination. En langage darwinien, nos accommodements induisent donc une pression de sélection très forte sur les auteurs de droite, qui fait que, dans le champ universitaire, leur acuité risque d’être supérieure à celle des chercheurs de gauche moyens. 


> La suite sur Le Devoir.



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