«Depuis les années 60, la social-démocratie n’est plus une idée neuve»

Nouvelle Gauche - La social-démocratie revisitée


Aeschimann*Éric - Avec le second tour des élections législatives, le long cycle électoral est désormais terminé. Quel bilan en tirez-vous ?
Le premier élément, exprimé par le passage d’un taux de participation de 85 à 60 %, est le contraste entre le fait d’une démocratie vibrante lors de la présidentielle et l’apparence de son étiolement à l’occasion des législatives. Ces chiffres amènent à bien distinguer deux choses. D’une part, le succès de la présidentielle a manifesté l’attente de politique du pays, attente qui a trouvé un terrain propice avec la compétition entre deux personnalités qui étaient, chacune à sa façon, en dissidence avec leur propre camp : Nicolas Sarkozy dans sa distance à Chirac, Ségolène Royal contre les éléphants du PS. Il y a eu le sentiment qu’un nouveau cycle démocratique commençait, ce qui a permis à la dimension d’incarnation propre au scrutin présidentiel de jouer pleinement en faveur d’une participation forte.
Mais celle-ci a replongé aussitôt.
Oui, mais on ne doit pas analyser ce reflux comme un retour au désenchantement.
L’élection joue un rôle central dans la vie démocratique à condition de rester un moment solennel et décisif. L’effet pervers de la réforme du quinquennat a été de réunir présidentielle et législatives en un seul cycle, donnant à l’électeur le sentiment justifié d’une répétition. L’élection doit marquer des moments de rupture ou de réalignement, mais ce sont ensuite les multiples formes de la prise de parole sociale qui constituent la véritable participation des citoyens. Entre les élections, c’est le temps de la contre-démocratie. En ce sens, le cycle électoral de 2007 invite à réfléchir, en général, au rôle à la fois central et relatif de l’élection en démocratie et, en particulier, au fonctionnement de nos institutions.
Précisément, la rupture annoncée a-t-elle eu lieu ?
L’élection de Nicolas Sarkozy marque une rupture générationnelle, mais aussi une rupture intellectuelle et sémantique. La force du nouveau président a été de trouver un langage politique capable de lier les grands thèmes classiques de la droite - l’ordre, la famille, le travail, la sécurité - à un nouveau langage. Ses discours sur le mérite, l’effort, la responsabilité ont eu un effet valorisant pour beaucoup de Français, car ils s’adressaient à ce qu’il y a de fort en chacun. Et en même temps - et là est à mes yeux la clé de son succès - le langage sarkozien avait une dimension subliminale stigmatisante : il revenait à dénoncer les assistés comme des «paresseux» ; à travers le lien identité-immigration, il suggérait l’existence d’un bloc menaçant contre lequel il fallait faire front. En somme, Nicolas Sarkozy a superposé un langage libéral-moral explicite et un langage populiste implicite. Face à lui, Ségolène Royal a commencé la campagne avec un langage qui sortait de la routine socialiste, mais son effort s’est enlisé et elle n’a pas su dégager une aura sémantique aussi efficace que son adversaire. Cela a été patent lors du face-à-face télévisé.
Mais alors, comment comprendre la brusque remontée de la gauche au second tour des législatives ?
Je vois deux facteurs. A travers le cafouillage sur la TVA, certains électeurs ont deviné que, derrière les discours chaleureux de Nicolas Sarkozy, se profilait une forme de fiscalité de classe. Surtout, la peur d’un pouvoir trop omniprésent a fortement poussé les électeurs du Modem à se reporter sur la gauche. Mais, sur cette question précise, il ne faut pas se tromper : ce n’est pas l’étendue d’une majorité qui peut menacer le pluralisme, mais la nature des institutions. Le problème français actuel réside dans la limitation du rôle du Conseil constitutionnel, la suspicion où sont tenues les autorités indépendantes ou encore la méfiance vis-à-vis du pouvoir judiciaire. La meilleure protection contre l’arrogance de la majorité repose sur les droits de la minorité, quel que soit son volume.
Ségolène Royal avait ouvert sa campagne sur la démocratie participative. En reste-t-il quelque chose ?
Sa force est, dans la première partie de sa campagne, d’avoir perçu que la démocratie n’est pas seulement élection, mais aussi expression et prise de parole. Dans sa deuxième partie, elle a tout misé sur la personnalisation, jugeant que les programmes comptaient moins que l’offrande de sa personne à la société française. Pour autant, je pense que l’aspiration à une démocratie d’expression va rester présente et obligera à penser le pluralisme des formes de la citoyenneté. Car la démocratie participative, ce n’est pas la généralisation du processus électoral : c’est l’extension de la prise de parole et de la délibération publique.
L’entrée de personnalités de gauche dans le gouvernement Fillon participe-t-elle d’un renouvellement de la démocratie ?
Je ne crois pas. Certes, la vie politique consiste à essayer d’élargir sa base de départ, mais il faut distinguer la prise en compte des idées et des projets venus d’autres horizons et le ralliement de personnalités. Une ouverture n’est pas une affaire de communication fondée sur le débauchage de personnes à fort capital symbolique.
Chaque cas est spécifique, mais tous les ralliés ont pour caractéristique de représenter, au regard de ces catégories, un «maillon faible». Mais il ne faut pas en rester aux questions d’individus. Car ces ralliements ne font qu’illustrer le pari implicite que font un certain nombre de gens sur l’effacement de longue durée de la gauche ; plus largement, ils révèlent un certain déclin de la vision politique dans notre société : chaque rallié a pris en considération le problème qui le concernait, mais comme si ce problème ne s’insérait pas dans une politique plus générale.
Justement, Martin Hirsch, avec qui vous aviez eu l’occasion de travailler, entre au gouvernement pour mettre en place son projet de revenu de solidarité active.
J’ai de l’estime pour la personne. Mais sa décision m’a surpris et déçu.
La rénovation de la gauche est-elle bien partie ?
La gauche, et pas seulement en France, peine à se présenter comme une force de proposition. Dimanche dernier, ce n’est pas à la qualité de ses propositions qu’elle a dû son sursaut électoral, mais aux maladresses du pouvoir. Depuis 1993 au moins, à la façon de ces légitimistes du début du XIX e siècle qui ne voyaient l’avenir que sous la forme d’un retour au passé, la gauche «restauratrice» en vient paradoxalement à célébrer le bon vieux capitalisme d’autrefois, par opposition à ce qui serait devenu l’odieux néolibéralisme d’aujourd’hui. On permettra à l’historien d’estimer que c’est une vision oublieuse des réalités. C’est pourquoi il me semble que le débat s’engage très mal. On ne prend pas assez les choses à la racine. Ce maître mot de «rénovation», qui est sur toutes les lèvres, est par ailleurs ambigu. On fait comme s’il ne s’agissait que d’une question générationnelle ou d’un problème de style politique.
La rénovation est souvent présentée comme une «modernisation».
Il est tout aussi illusoire de penser qu’il suffirait de procéder à un aggiornamento, de se replier vers un point de vue plus modéré, de dire adieu à la radicalité au nom du réalisme, à un moment où les voix du Modem en font rêver plus d’un. L’extrême gauche a certes pesé négativement sur le Parti socialiste, mais son problème me semble surtout consister dans sa préférence permanente pour une posture rhétorique au détriment d’une critique sociale effective. C’est par ailleurs encore faire fausse route que d’ériger l’idée sociale-démocrate en alpha et oméga d’une refondation. La social-démocratie, il ne faut pas l’oublier, se présente aujourd’hui en Europe comme la trace résiduelle d’une histoire glorieuse mais achevée. La social-démocratie était une idée neuve dans les années 60, elle ne l’est plus. A l’époque, elle constituait la bonne réponse organisée à un moment précis du capitalisme industriel, qui nécessitait la mise en place de grandes institutions de protection collective, et où patronat et syndicats étaient en mesure de conclure des compromis globaux sur les liens du capital et du travail. Le capitalisme d’aujourd’hui pose d’autres questions et appelle d’autres moyens. Nous sommes passés de ce que j’appelle un «capitalisme de la généralité» à un «capitalisme de la singularité» qui est en train de restructurer sur un mode inédit les sociétés contemporaines. Il n’y aura pas de refondation pensable du socialisme si on ne part pas de là.
Tony Blair constitue-t-il une référence, dans cette perspective ?
Le point fort du blairisme est d’avoir eu l’intuition de la nature de cette mutation. Son point faible est d’avoir manqué d’imagination en termes de réponse et de s’être limité à apporter des solutions libérales et moralisantes.
Quelles sont les vraies pistes ?
La gauche doit passer d’un «socialisme du statut», fondé sur des collectifs protecteurs, à un socialisme du soutien aux trajectoires individuelles, donnant aux individus les moyens de sécuriser leur histoire. La société n’est plus constituée de groupes stables et cohérents. Il ne s’agit pas de dire par là que nous sommes passés d’une société de classes à une société d’individus. Il y a évidemment toujours du social, mais c’est la façon de «faire société» qui a changé. On «fait société» en partageant des épreuves, des situations ou bien en étant confrontés à des mêmes problèmes. Lorsqu’une entreprise ferme, il y a une communauté d’épreuves qui se constitue sur un mode classique ; mais lorsque des individus vivent une même expérience de déclassement, ils ne forment pas une communauté de déclassés : il n’y a pas une identité du déclassement, mais des histoires et des situations de déclassements. C’est précisément cette transformation de la société qui appelle un rôle accru de la démocratie. La démocratie, c’est produire du commun, de la lisibilité. «Faire société» ne consiste plus simplement à agréger des groupes, mais prend la forme d’une opération de connaissance de la société sur elle-même et de l’élaboration d’un processus de discussion et de délibération pour dégager les normes adéquates de protection et de solidarité. Le dernier point est que la redéfinition du lien social ne peut se limiter à un seul pays et qu’il devient vital de formuler un nouvel universalisme. Le socialisme a toujours accompagné son projet de l’idée d’un progrès de l’humanité. Redéfinir l’universalisme, ce n’est pas simplement constater l’existence d’un registre supérieur des problèmes (l’écologie, le développement, la paix) qui planerait au-dessus des autres problèmes ; c’est chercher la voie pour faire partout de ces problèmes généraux des questions concrètes et immédiates pour tous. Ce n’est pas un universalisme des bons sentiments, mais un «universalisme de terrain», immergé dans les difficultés que vivent les différentes sociétés.
Dans la première partie de sa campagne, Ségolène Royal a largement puisé dans les travaux de la République des Idées ? Est-ce un succès pour vous ?
Il y a un besoin énorme de refondation intellectuelle. Pour avancer, il faudra multiplier les enquêtes et les travaux de sciences sociales. Dans la période qui vient, la République des idées entend donc développer sa production et aussi «déprovincialiser» la réflexion française, trop souvent enfermée dans un cadre mental hexagonal. Nous lancerons à l’automne un site Internet ayant pour but de rendre compte de la production d’idées nouvelles partout dans le monde, et nous participerons aussi à l’animation de nouveaux forums comme celui que nous avions organisé à Grenoble il y a un an.
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Éric Aeschimann


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