Médias

De Versailles à Washington

17. Actualité archives 2007

Kristina Borjesson prend plaisir à retourner le fer dans la plaie. Cette journaliste américaine publiait il y a trois ans Black List, un livre qui a connu un certain succès, et qui racontait pourquoi certaines enquêtes journalistiques sont demeurées lettre morte aux États-Unis.
Elle vient de récidiver avec un ouvrage encore plus fort, Media Control (publié en français cet été par les Éditions des Arènes), une analyse passionnante des rapports entre l'administration Bush et les médias américains.
Le livre est basé sur une série d'entrevues avec différents journalistes qui font partie de l'élite, qui ne sont pas particulièrement gauchistes et qui décrivent le fonctionnement de l'administration Bush, en tentant de comprendre comment celle-ci a entraîné leur pays dans une guerre contre l'Irak de Saddam Hussein.
Le résultat : 300 pages dévastatrices sur les erreurs, les omissions et les manquements des médias, et sur les manipulations des politiciens.
Le premier à sonner la charge est John MacArthur, président et directeur de Harper's Magazine (il collabore aussi à plusieurs médias, dont Le Devoir). La façon dont les médias américains se sont comportés avant le déclenchement de la guerre est «méprisable» déclare-t-il d'emblée.
MacArthur, mais tous les autres interviewés aussi, montre comment il était possible de démentir les arguments brandis par l'administration Bush pour justifier la guerre, et comment les journalistes qui l'ont fait ont été banalisés par leurs confrères ou par les directions des médias. MacArthur ne croit pas que le manque de sens critique de plusieurs médias serait lié à la concentration des grands empires médiatiques. Il s'agit plutôt de «suivisme» dit-il. «Personne n'aime se sentir socialement exclu, tout le monde veut vivre à Versailles. Et Washington, c'est Versailles. Les journalistes ont tous envie de s'approcher au plus près du Roi-Soleil.
Ils veulent appartenir au pouvoir.»
Cet argument est repris par d'autres, qui font valoir comment les journalistes font eux-mêmes partie de l'establishment et ne veulent pas nuire à leurs sources haut placé pour continuer à faire leur métier.
John Walcott, qui dirige le bureau de Washington du groupe Knight Ridder, l'exprime autrement. «Contrairement à nos concurrents qui s'adressent aux pontes qui envoient les gens à la guerre, nous, nous écrivons pour ceux qui vont au casse-pipe, pour leurs familles et leur entourage.»
Kristina Borjesson rappelle que Knight Ridder est le deuxième groupe de presse en importance aux États-Unis. Les journaux de ce groupe ont publié les articles les plus critiques sur l'administration Bush. Mais ces articles n'avaient pas de suivi dans les autres médias. Pourquoi ? Parce que le groupe, qui publie des journaux importants dans des villes comme Philadelphie, Detroit ou Kansas City, n'a aucun journal à Washington et à New York, là où l'on trouve les médias qui donnent le ton, là où la télévision règne en maître.
Quand on a de bonnes informations, encore faut-il que son journal sache les mettre en valeur. Walter Pincus, spécialiste des questions de sécurité nationale au Washington Post, explique comment un de ses articles célèbres, qui apportaient les preuves des manipulations du président à propos de la menace que représentait Saddam Hussein, s'est retrouvé en page 17 du journal plutôt que d'en faire la une.
Une anecdote qui illustre une autre idée forte qu'on retrouve partout dans ce livre : la plupart des propriétaires des médias, explique John MacArthur, «sont des personnalités ultra-réactionnaires, qui font partie de l'establishment et cherchent à plaire à ceux qu'elles fréquentent».
Pincus, lui, soutient aussi que la nouvelle génération de journalistes est de plus en plus ignorante et conformiste. «Les reporters qui couvrent l'actualité changent tout le temps; ils ignorent l'histoire et le contexte, et n'ont pas le temps d'apprendre à connaître les institutions.»
Ajoutez à cela l'attitude de l'administration Bush elle-même, qui a su manipuler les médias avec un remarquable cynisme. Pour Ron Suskind, qui a longtemps écrit pour le Wall Street Journal et qui est l'auteur de livres retentissants sur le président Bush, l'administration Bush considère que la presse n'est qu'un groupe de pression comme les autres. «Pour eux, la presse ne sert à rien d'autre qu'à entériner ce qu'ils ont décidé.»
On pourrait multiplier les témoignages, mais on retiendra celui de Chris Hedges, correspondant de guerre depuis 20 ans. Pendant les préparatifs de guerre, explique-t-il, les médias ont multiplié les articles sur la puissance de feu et la valeur de l'armée américaine. Ils ont «titillé les sentiments les plus vils de la société américaine», dit-il, en exaltant «le mythe de la gloire, de l'héroïsme, de la puissance».
Mais, ajoute-t-il, «jamais on ne nous montre un gosse éventré aux jambes arrachées qui agonise pendant 20 minutes sur le sable». Lui a vu ce genre d'image. Et lorsqu'il a été invité à donner des conférences dans des universités pour témoigner de ce qu'il a vu, croyez-vous qu'on l'ait applaudi ? À quelques occasions il a fallu engager des gardes du corps pour le protéger du public hostile qui huait son manque de patriotisme.
pcauchon@ledevoir.com


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