Les 40 ans de l'expulsion de Forillon

D'abord le fait d'Ottawa

Forillon


Gilles Anglehart - Dans Le Devoir du samedi 24 juillet, monsieur Jean-Marie Thibeault nous remémore les 40 ans de l'expulsion de Forillon, en précisant que «trop souvent, l'histoire est écrite par les vainqueurs». Une observation toute à son éloge.
Historien, monsieur Thibeault aurait dû mettre à profit cette circonspection relative à l'histoire, et se méfier un tant soit peu de celle qu'on lui enseigna. Pousser un peu plus loin ses recherches lui aurait sans doute permis de constater, avant d'attribuer le «vidage» éhonté de la péninsule de Forillon au seul plan du Bureau de l'aménagement de l'est du Québec (BAEQ), que l'histoire est certes écrite par les vainqueurs... mais aussi par ceux qui en tirent profit.
Le plan du BAEQ de 1966, qui visait notamment l'établissement de pôles de croissance régionaux dans l'est du Québec (théorie de l'économiste François Perroux), fut «tabletté» très tôt, court-circuité par le plan d'aménagement économique du Québec de Pierre E. Trudeau, tout comme ce dernier court-circuita le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand en 1968 sur la localisation du nouvel aéroport de Montréal pour le situer à Sainte-Scholastique (Mirabel).
L'expropriation des habitants de Forillon s'inscrit malheureusement dans un programme beaucoup plus complexe que les 3000 emplois que leur promirent les Jean Chrétien et quelques notables locaux asservis.
Le rapport HMR du fédéral
La création du parc Forillon, issue de l'entente du 21 mai 1969, permit à Ottawa, au-delà de l'appropriation de l'un des plus beaux sites touristiques de la Gaspésie, une ingérence manifeste dans des champs de compétence exclusivement provinciaux (le tourisme, l'aménagement du territoire et le développement régional) et d'imposer ses propres priorités et de nouvelles obligations pour le Québec, tout en niant les droits fondamentaux de ce dernier en s'adressant directement aux populations régionales.
En 1969, Pierre E. Trudeau, dans la foulée du «finies les folies» de son discours prononcé le 19 octobre à l'hôtel Reine-Elizabeth et l'explication qu'il en donna le lendemain à l'émission de Radio-Canada Format 30, veut en finir avec le désordre et le chômage chronique qui règnent dans la province de Québec. Il commanda, par le biais du ministère de l'Expansion économique régionale (MEER), une vaste étude ayant pour objet de définir «les orientations du développement économique régional dans la province de Québec».
Cette étude, le rapport HMR, fut réalisée par les économistes André Raynauld, Fernand Martin et Benjamin Higgins — qui dirigea en 1968-1969 le comité de travail sur la localisation du nouvel aéroport de Montréal... en fonction des «orientations» du rapport HMR qui n'allait paraître qu'en février 1970. Elle prescrit en conclusion l'aménagement d'un unique pôle de développement au Québec, le Grand Montréal, mené par les grandes entreprises, seules capables d'entrer en compétition avec le pôle de Toronto, et de quelques pôles de croissance comme Saint-Jérôme, Valleyfield, Saint-Hyacinthe ou Saint-Jean-sur-Richelieu, afin de favoriser notamment l'étalement urbain qu'allait entraîner l'exode des populations rurales, ou comme Sept-Îles ou Noranda, permettant l'exploitation des richesses naturelles.
Les auteurs nous invitent à distinguer «pôle de développement», où l'investissement est lié à la recherche, à l'innovation et à la technologie, et «pôle de croissance», où l'investissement n'est lié qu'à la croissance de la production.
Affaire de croissance
Afin que l'économie de la région métropolitaine puisse progresser au rythme des énoncés prévisionnistes, selon les calculs statistiques de Benjamin Higgins, un apport démographique accéléré lui est nécessaire:
1- pour fournir aux entreprises du réseau métropolitain une main-d'oeuvre bon marché (le revenu moyen du Canadien français, même à l'intérieur du Québec, le situe alors au 12e rang dans le classement par origine ethnique);
2- pour faire croître la demande en biens et services indispensables à l'économie de la métropole.
Cet apport sera donc généré par une migration massive des populations régionales vers le pôle de développement.
Le développement régional de Benjamin Higgins n'a autre équivalence que la croissance du revenu moyen par habitant qui influe sur la moyenne canadienne, laquelle devra statiquement croître si on arrive à forcer un miséreux pêcheur à migrer vers un centre générateur d'emplois: «[...] c'est important à la fois de ne pas perdre de vue le fait que dans la province de Québec, la misère est principalement un problème urbain. Il y a plus de "pauvres", selon la définition du Conseil économique du Canada, dans la région administrative de Montréal que dans toute autre région administrative de la province, simplement parce que presque la moitié de la population de la province habite la région de Montréal. Mais à Montréal, la pauvreté est compensée par la richesse [des anglophones], et la moyenne des revenus est relativement élevée.»
Il ajoute que «si "un pays sous-développé" est toujours un pays où trop de gens vivent dans des régions pauvres et stagnantes et trop peu de gens dans des régions riches et progressives, peut-on affirmer que les "régions retardées" sont toujours des régions où trop de gens vivent dans des sous-régions pauvres et stagnantes et trop peu de gens, dans des sous-régions riches et progressives?»
Pour André Raynauld, l'équation est simple: «Il n'y a rien de répréhensible à supprimer la pauvreté et le chômage dans une région peu développée en attirant la population dans une ville dynamique [...]», et «parier sur l'innovation et le progrès signifie concrètement que les efforts de développement pour le Québec doivent porter sur la région de Montréal. Cette région est le seul foyer autonome de dynamisme dans la province de Québec».
Fernand Martin s'affaire à compartimenter le Québec: «[...] au Canada, le développement se fait le long de la route 401. Cet axe ne se rend pas encore à Québec, car on a montré [au rapport HMR] que [la ville de] Québec n'était pas reliée au reste du continent». Sept-Îles demeure un pôle d'exception: «C'est le plus important déversoir de minerai de fer de l'Ungava et on y manipule un tonnage plus important qu'à Montréal. C'est également un point important de transbordement des céréales des "lakers" aux navires océaniques.»
Influence sur Bourassa
L'entente signée le 21 mai 1969, officiant la cessation de Forillon au gouvernement canadien, constitue aussi le point de départ de l'abdication par Québec du développement régional et de l'abandon des régions ressources aux multinationales majoritairement anglophones, dont l'accès libre aux richesses naturelles les inciterait à établir un siège social à Montréal — condition essentielle pour les exploiter — afin de consolider le pôle métropolitain.
Même si le Québec doit ultérieurement souffrir d'une rupture entre la ville centre et ses régions (n'est-il pas là l'adage de Colbert?), André Raynauld souscrit que «l'essentiel de la situation canadienne tient à la concurrence à laquelle se livrent les espaces de Toronto et de Montréal».
Il définit que «[...] l'orientation fondamentale [du rapport HMR] étant de concentrer les efforts sur l'espace économique de Montréal, les autres régions [du Québec] doivent être considérées comme des régions de croissance dont l'avenir dépend, premièrement de leur capacité à exploiter les changements dans la demande mondiale et deuxièmement de leur intégration progressive dans les circuits en partance de Montréal», prétextant que «le pôle a besoin d'une zone [soit le reste du Québec] pour mériter son nom. La zone est son marché, son réservoir de ressources, son domaine de souveraineté et de juridiction».
Robert Bourassa, qui emporta l'élection du 29 avril 1970, doit appliquer les recommandations du rapport HMR puisqu'il en a puisé sa fameuse promesse des 100 000 emplois par année au cours de son prochain mandat: à condition que cette initiative soit axée sur l'expansion régionale à partir des entreprises montréalaises et non pas sur une planification économique disséminée jusque dans les régions les plus pauvres.
Depuis son élection, le gouvernement Bourassa semble abandonner la planification régionale, mettant en veilleuse l'Office de planification et de développement du Québec (OPDQ), et dépendre de plus en plus des initiatives du gouvernement d'Ottawa ou des entreprises multinationales. En 1972, le MEER et l'OPDQ orientent leurs politiques et programmes de développement régional sur les conclusions du rapport HMR, priorisant l'économie de Montréal.
Le BAEQ, bouc émissaire
Bien entendu, un déplacement de population ne permet pas d'obtenir la cote souhaitée de l'électorat: la conduite à terme du «plan de développement» du rapport HMR nécessite donc a priori l'apport d'un bouc émissaire. Et ce sera au plan du BAEQ à qui on en incombera ses effets néfastes. Lequel n'avait pourtant été prévu que pour la seule région Gaspésie-Bas-Saint-Laurent, alors que le rapport HMR promulguait le «transfert» des populations de toutes les régions pauvres du Québec comme la Gaspésie, le Saguenay-Lac-Saint-Jean, l'Abitibi.
Higgins même incendia le plan du BAEQ dans le rapport HMR: «[...] on a accepté [au plan du BAEQ], sans discuter encore, que pour assister une "région retardée" il fallait créer ou encourager un pôle dans cette même région. Cette conclusion est une distorsion du concept original [de François Perroux] et n'a aucune base scientifique. [...] Il n'a jamais suggéré qu'on pouvait implanter un pôle de croissance dans une région désavantagée — sans changement fondamental de la technologie, des connaissances des ressources naturelles, des goûts, des termes d'échange».
Il faut être naïf pour n'attribuer les méfaits historiques de l'expropriation de Forillon qu'au seul plan du BAEQ, alors que cet événement doit être observé comme la remise à Ottawa des clés qui lui permirent une ingérence sans précédent dans les affaires internes d'une province canadienne, perpétuant ainsi le colonialisme étatique.
***
Gilles Anglehart - Gaspésien d'origine, l'auteur poursuit depuis plusieurs années, à titre indépendant, des recherches sur le développement régional au Québec dans le but de réaliser un film documentaire sur le rapport HMR et ses conséquences néfastes — et encore actuelles — sur l'économie régionale.


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