Coup de Palais à Riyad

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Un grand coup de balai

Les événements s’accélérèrent. Quelques minutes plus tard, le roi Salmane signa deux décrets. Le premier plaçait à la retraite anticipée le chef d’état-major de la Marine et révoquait le ministre de l’Économie et celui de la Garde royale, le très puissant fils de l’ancien roi Abdallah, le prince Muteb. Le second décret instaurait une Commission de lutte contre la corruption, sous la présidence de « MBS ». La presse annonçait également l’entrée en vigueur de la nouvelle loi antiterroriste, laquelle comprend accessoirement des dispositions condamnant à des peines de 5 à 10 ans de réclusion la diffamation ou l’insulte publique à l’égard du roi ou du prince héritier.


Dans l’heure, la Commission de lutte contre la corruption se réunissait et adoptait une série de mesures préparées de longue date. 11 princes, 4 ministres en exercice et des dizaines d’anciens ministres étaient accusés de détournement de fonds. Ils furent immédiatement arrêtés par le nouveau commandant de la Garde royale et poursuivis pour certains d’entre eux au titre de la nouvelle loi anti-terroriste. Dans la charrette des condamnés, figuraient les trois personnalités destituées auparavant par le roi, dont l’ancien commandant de la Garde royale, le prince Muteb. On apprendra dans la journée que les comptes bancaires des suspects furent saisis et que, s’ils sont déclarés coupables —ce qui n’est qu’une formalité—, leurs biens seront versés au Trésor national.


Selon l’Agence de presse saoudienne, les suspects auraient détourné de l’argent lors des inondations de 2009 et de la crise du coronavirus (le Middle East Respiratory Syndrome — MERS) ; une accusation éventuellement fondée mais qui ne les distingue pas des autres caciques du régime.


Bien qu’aucune liste nominative des suspects n’ait été publiée, on sait que le prince Walid Ben Talal y figure. Considéré quant à lui comme un des hommes les plus riches du monde, il était l’ambassadeur secret du royaume auprès d’Israël. Sa société Kingdom Holding Company, actionnaire notamment de Citygroup, Apple, Twitter et Euro-Disney, dévissait de 10 % à l’ouverture de la Bourse de Riyad le dimanche matin, avant que sa cotation ne soit suspendue.


Contrairement aux apparences, il semble que les victimes de la purge n’aient pas été choisies en raison de leurs fonctions ou de leurs idées, ce qui semble valider le discours officiel anti-corruption.


Dimanche soir, un hélicoptère se crashait près d’Abha. On apprenait que plusieurs dignitaires étaient morts dans l’accident, dont un certain prince Mansour.


Le succès de MBS, qui vient de renverser l’oligarchie pour instaurer son autocratie, ne présage pas de sa capacité à gouverner. Âgé de seulement 32 ans, ce gosse de super-riche n’a guère eu l’occasion de connaître son peuple et n’est entré en politique il n’y a que deux ans. Ses premières décisions ont été catastrophiques : décapitation du chef de l’opposition et guerre contre le Yémen. Ayant neutralisé tous ceux qui auraient pu s’opposer à lui au sein de la famille royale, « MBS » va devoir s’assurer d’un soutien populaire pour exercer le Pouvoir. Il a déjà pris diverses mesures en faveur des jeunes (70 % de la population) et des femmes (51 % de la population). Il a par exemple ouvert des cinémas et organisé des concerts —jusqu’ici interdits—. Il a autorisé les femmes à conduire à partir de 2018. Il lui faudra prochainement abolir d’une part la sinistre police religieuse et, d’autre part, le tutorat à la fois pour satisfaire les femmes et pour libérer les hommes de cette charge afin de pouvoir relancer l’économie. Surtout, « MBS » a annoncé vouloir transformer l’islam de son pays pour en faire une religion « normale ». Il a déclaré non seulement vouloir moderniser le wahhabisme, mais aussi nettoyer les Hadîths —la légende dorée de Mahomet— de leurs passages violents ou contradictoires ; un projet laïque qui entre en conflit avec la pratique de l’ensemble de la communauté musulmane des derniers siècles. Il a déjà fait arrêter plus d’un millier d’imams et de théologiens.


Cette stratégie empêche « MBS » de mener une guerre contre l’Iran et le Hezbollah et dément le discours officiel actuel : il n’est pas possible d’envisager une guerre contre Téhéran alors que, depuis que les Gardiens de la Révolution sont venus soutenir les Houthis, l’Arabie saoudite essuie défaite sur défaite au Yémen. Et il est impossible de mobiliser les Saoudiens sous les drapeaux alors que « MBS » réforme radicalement la société.


Rétrospectivement ce coup de Palais avait été annoncé dans les jours précédents. « MBS » avait en effet déclaré qu’il fallait se tenir prêt au changement qui aurait lieu dans la nuit de samedi à dimanche. Il n’est évidemment pas possible que la chute du gouvernement libanais et la décapitation de la famille royale saoudienne aient pu être organisées sans l’aval de Washington. Selon la Maison-Blanche, le président Trump et « MBS » se sont parlé par téléphone durant la journée du 4 novembre (horaire US), ce qui pourrait être soit juste avant le coup de Palais, soit au cours de l’opération. Un accord a été discrètement conclu prévoyant que l’offre publique d’achat d’Aramco sera lancée non pas à Riyad, mais à la Bourse de New York. Par ailleurs, le discours anti-Iranien de Saad Hariri a été précédé par une campagne de Washington. Depuis le 10 octobre, l’administration Trump a promis des récompenses pour l’arrestation de deux commandants de la Résistance libanaise et présenté un plan contre les activités financières des Gardiens de la Révolution iraniens, tandis que le Congrès a voté pas moins de cinq lois contre le Hezbollah.


Hypothèse de lecture


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Le double national saoudo-libanais, Saad Hariri, est un bâtard du clan Abdallah.


La totalité de la presse ne fait pas de lien entre la démission de Saad Hariri et la purge de la famille royale. De même, elle se contente de constater le coup de Palais sans s’interroger sur l’identité des suspects arrêtés. Il est vrai qu’elle a oublié le fonctionnement des monarchies absolues. Je propose une autre hypothèse de lecture de ces événements.


Avant toute chose, rappelons qu’à la mort du roi Abdallah, le prince héritier était le prince Moukrine. La famille royale était divisée en trois clans : celui du fils d’Abdallah, le prince Muteb, celui du fils du ministre de l’Intérieur Neyef, et celui du fils du roi Salmane, « MBS ». Rappelons également un secret de polichinelle : Saad Hariri n’est pas le fils biologique de son père légal, mais est un bâtard de la famille des Séoud, issu du clan Abdallah.


En avril 2015, le prince héritier Moukrine était relevé de ses fonctions. Mohamed Ben Nayef lui succédait et « MBS » entrait en politique en devenant soudainement héritier en second. En juin 2017, « MBS » parvenait à destituer Nayef et à le placer en résidence surveillée. Pour ne pas être simplement l’héritier en premier, mais le seul prétendant, il lui fallait désormais éliminer le clan Abdallah. Pour cela, il devait destituer le prince Muteb, malgré son contrôle de la Garde royale, sans oublier Saad Hariri, qui aurait pu offrir une aide aux membres de son clan en sa qualité de Premier ministre du Liban.


Si Saad Hariri n’a pas été arrêté, c’est que malgré sa démission, il exerce encore à titre provisoire ses fonctions de Premier ministre du Liban pour expédier les affaires courantes jusqu’à la prise de fonction de son successeur. Or, Achraf Rifi, qui est rentré à Beyrouth pour occuper le poste, a besoin d’un peu de temps pour être légalement désigné. D’autant que le président Michel Aoun ne souhaite pas se précipiter et entend préalablement clarifier l’imbroglio actuel. Cela demandera d’autant plus de temps que Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, n’a pas hésité à défendre Saad Hariri lors d’un discours télévisé dimanche soir. Il a affirmé que le Premier ministre a démissionné sous la contrainte de « MBS » et que cet événement constitue une ingérence saoudienne de plus au Liban. En définitive, sur intervention de la France, le Premier ministre libanais a été autorisé à quitter l’Arabie saoudite pour les Émirats arabes unis.


La plupart des personnalités arrêtées ont été transférées à l’hôtel Ritz, où Saad Hariri les attendait, pour y être maintenues en résidence surveillée.


Comme il fallait s’assurer que plus personne ne pourrait rivaliser avec « MBS », il fallait aussi couper la branche de l’ancien prince héritier Moukrine. Ce qui fut fait avec l’accident d’hélicoptère ayant tué son fils, le prince Mansour. En deux jours, plus de 1 300 personnalités ont été arrêtées.


Ni Saad Hariri lui-même, ni l’Iran, n’avaient anticipé les événements des 4 et 5 novembre. Le Guide Ali Khameneï avait envoyé l’ancien ministre des Affaires étrangères Ali Akbar Velayati entreprendre une tournée au Liban. L’émissaire avait rencontré chaque leader libanais, y compris le Premier ministre. Tous les entretiens s’étaient bien passés et celui avec Saad Hariri se conclut par des félicitations réciproques. Ce n’est que dans les minutes qui suivirent que ce dernier fut rappelé en urgence à Riyad.


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Moscou et Washington seuls gagnants du coup de Palais


Attentive à ce qui se préparait, la Russie a accompagné le mouvement en étendant son influence. Le roi Salmane s’est rendu à Moscou le 5 octobre. Bien qu’allié des États-Unis, il a, comme son homologue turc le président Recep Tayyip Erdoğan, acheté des armes russes —y compris des missiles S-400—. Ayant abandonné le soutien au terrorisme depuis l’intervention du président Donald Trump à Riyad, en mai, il a pu convenir d’un plan d’échange d’informations anti-terroristes. Surtout, après avoir signé quantité de contrats, il est convenu de maintenir les limitations de la production de pétrole après l’offre publique d’achat d’Aramco, ce qui devrait favoriser la spéculation et par conséquent, la hausse des prix. Ce dernier accord a été finalisé et discrètement signé ces jours-ci à Tachkent.


Puis, le président Vladimir Poutine s’est rendu le 1er novembre à Téhéran. Il a assuré son homologue iranien, cheikh Hassan Rohani, que les déclarations de son homologue états-unien contestant l’accord 5+1 sur le nucléaire ne seraient pas suivies d’effet. Il a redit au Guide Ali Khameneï l’exigence des Israéliens de ne pas avoir ni de Gardes de la Révolution, ni le Hezbollah au Sud de la Syrie. Surtout, il est convenu avec l’ayatollah d’un plan pour la future Syrie basé sur l’idée que désormais l’Arabie saoudite cessera d’y jouer un rôle destructeur.


En définitive, le Moyen-Orient élargi dans son ensemble a tout à gagner du passage de l’Arabie saoudite d’une dictature obscurantiste à un despotisme éclairé. Quoi qu’il en soit, le changement de mode de fonctionnement, de dirigeants et d’objectifs à Riyad ouvre de nombreuses opportunités. Chaque acteur régional va tenter de s’adapter au plus vite pour promouvoir ses intérêts avant que la situation ne se fige à nouveau.