Citoyen de seconde classe

Anglicisation du Québec

Je suis en train de lire un livre tout à fait fascinant intitulé « La reconquête de Montréal », de Marc V. Levine, un expert américain de la question québécoise. La thèse est assez simple: c’est la puissance collective des citoyens, représentée surtout par l’État québécois, qui a réussi à briser le monopole politico-financier de la poignée d’anglophones de Montréal qui réussissaient, grâce au jeu de coulisse de l’argent, à imposer leur langue et leur agenda anglophone à des Québécois désolidarisés. Alors que Montréal avait un visage essentiellement anglais avant la Révolution tranquille, les Québécois se sont organisés afin de se faire respecter et de créer, véritablement, une ville française, représentative de la majorité qu’ils formaient dans la province.

Aujourd’hui, tous les voyants lumineux sont au rouge. Montréal, qui était majoritairement francophone depuis la fin des importantes vagues d’immigration des années 1820-1850, a vu sa population de langue maternelle française chuter sous les 50%. Au Québec, également, nous sommes passés sous la barre historique des 80%. Les anglophones ont vu leur proportion de locuteurs augmenter pour la première fois depuis que Statistique Canada tient de telles données. L’exode des anglophones vers les autres provinces est presque terminé. Les banlieues ont une croissance de leurs locuteurs anglophones plus rapide que la ville-centre. Le cégep Dawson fait tellement d’embonpoint qu’il place ses élèves au forum Pepsi. On construit un méga-hôpital anglophone de 2,225 milliards pour une minorité…
On recule.
Nous en voyons les signes à tous les jours.
Tenez, par exemple, ce soir, j’ai été magasiner au Village des Valeurs, à Laval (votre humble serviteur vit pauvrement, imaginez-vous). Me promenant dans les allées, j’entendis soudain un long message audio, s’adressant aux clients en anglais seulement. Pas trois secondes, pas quelques mots. Long. Une minute peut-être. En anglais. À Laval, au Québec, nation francophone où le français constitue la seule langue officielle.
Offusqué, je décidai de me plaindre. La caissière, très gentille, m’avoua que c’était nouveau. « Ça fait peut-être deux mois, pas plus. Avant c’était en français, mais des anglophones se sont plaints, qu’elle m’expliqua.
- Quoi, ici, à Laval, dans le quartier le plus francophone de l’Île?
- Je sais, je trouve ça bizarre moi aussi, me répondit-elle. »
Je lui dit que je voulais porter plainte et elle appela sa gérante. « Karine est demandé à la caisse cinq, Karine à la caisse cinq! » Lorsque la gérante fut arrivée, je lui fis part du fait que je trouvais inacceptable qu’on s’adresse ainsi aux clients en anglais alors que la (seule) langue officielle du Québec est le français.
« Nous avons beaucoup de clients bilingues ici, me répondit sèchement la gérante.
- S’ils sont bilingues, ils parlent français. Pourquoi ne mettez-vous pas ces messages en français alors?
- On a eu des plaintes de clients, c’est pour ça qu’on les a changés, me lança-t-elle avec un regard méprisant.
- Je suis un client moi-aussi, madame, et j’aimerais me plaindre.
- Ça ne marche pas comme ça ici, me cracha-t-elle avant de tourner les talons et de s’en aller en marmonnant. »
Les deux bras me sont tombés. J’ai regardé la caissière, lui faisant un signe du genre « as-tu vu cela? » et elle a opiné du chef. Je demandai le nom de la gérante dans le but de faire une plainte au service à la clientèle, ce que j’obtins assez facilement (la caissière était d’accord avec moi et comprenait ma frustration, qu’elle me dit).
Or, arrivé à la maison, et alors que le goût amer de la saveur « citoyen de seconde classe » me pourrissait encore sous la langue, je tentai d’obtenir les coordonnés me permettant de me plaindre à la fois du mépris de la langue officielle du Québec et de l’attitude de la gérante. Peine perdue: le bureau-chef est aux États-Unis et tout indique qu’on ne pourra pas m’y répondre dans ma langue.
Speak White mon chum.
* * *
On m’accuse parfois de m’en prendre, dans ces pages – en passant, merci d’être toujours aussi fidèles; ce blogue bat des records de fréquentation depuis quelques semaines – aux anglophones. En fait, je ne m’en prends pas véritablement aux anglophones individuellement, car nous avons les anglophones que nous méritons. Ce sont nous, les Québécois, qui sommes à blâmer pour la dérive de la situation de notre langue nationale.
Cette petite Karine, gérante du Village des Valeurs, combien y en a-t-il comme elle au Québec, toujours prêtes à servir le client anglophone dans sa langue, à écouter ses revendications et à mépriser le Québécois exigeant d’acheter dans un milieu francophone? Combien de femmes et d’hommes comme elle, toujours prêts à donner plus de crédibilité à tout ce qui est anglais et à mépriser les siens?
Cette situation, ces Karine, c’est NOUS qui les avons créées. Alors que ce fut collectivement que nous nous sommes libérés, et collectivement que nous nous sommes élevés, qu’enseigne-t-on aujourd’hui dans nos écoles, quels messages lancent nos politiciens, quelles idéologies polluent les ondes de nos radios, de nos télévisions, d’Internet? L’anglais, l’anglais, l’anglais. Il n’y en a que pour l’anglais. On se moque de la capacité de Pauline Marois à parler cette langue étrangère, mais qui se moque du ministre Sam Hamad, par exemple, qui massacre notre langue dès qu’il ouvre la bouche? On parle d’imposer l’anglais intensif au primaire ou au secondaire, mais qui parle d’imposer le français intensif dans les écoles anglaises? Pire: dans un contexte budgétaire difficile, qui parle de réduire les privilèges des écoles anglaises, sur-financées? On n’en a que pour la réussite individuelle alors que c’est précisément lorsque nous avons décidé d’embrasser le concept de réussite collective, lors de la Révolution tranquille, que nous avons pu réduire substantiellement les écarts de salaires entre les anglophones et les francophones.
Nous créons, quotidiennement, ces Karine. La génération montante ne s’inspire pas de ce que nous disons alors que nous nous gargarisons de langue française comme d’un reliquat folklorique qu’on ressort occasionnellement pour se faire croire que nous avons encore des racines. La génération montant s’inspire de ce que nous faisons. Elle ne veut rien savoir de nos discours sur le français, sur l’importance de la langue, sur le statut officiel de celle-ci; elle nous regarde, à genoux devant l’anglais, prenant des cours du soir pour le parler, faisant des pieds et des mains pour que nos bambins puissent avoir le luxe de se remettre à ramper dès qu’ils ont appris à marcher.
Nous sommes les coupables.
Alors oui, je vais tenter de me plaindre contre cette Karine. Mais ce n’est même pas contre elle; c’est contre nous tous, ceux qui rampent, ceux qui se méprisent et ceux qui croient qu’il vaut mieux apprendre l’anglais pour réussir que de réclamer, collectivement, de pouvoir réussir en français. C’est fort de la conviction que de nombreux peuples se lèvent contre cette anglomanie que j’avancerai pour le respect de nos droits.
Esdras Minville écrivait, en 1934:

Et comment attendrions-nous des anglophones qu’ils mettent du français en ce pays, quand nous, les intéressés, nous employons à y diffuser l’anglais, à barbouiller d’anglais tout ce qui nous entoure?

Les anglophones nous respecteront le jour où nous nous respecterons nous-mêmes. Lorsque nous arrêterons de « barbouiller » nos vies d’une langue étrangère, ils comprendront peut-être, enfin, qu’ils vivent au sein d’une nation francophone et qu’ils n’ont de choix que de s’intégrer.
Ou de partir.
En attendant, nous sommes redevenus ce que nous avons toujours été, depuis 1760: des citoyens de seconde classe.
Des nègres blancs d’Amérique qui n’ont rien reconquis sinon leur séculaire agonie d’un peuple qui n’en finit plus de mourir.
MISE À JOUR: J’ai contacté le responsable des magasins du nord de la région de Montréal. Il a été réceptif pour ma plainte concernant la gérante et m’a dit que s’il préférait les annonces en français, il laissait ses gérants libres de choisir français ou bilingue. Il m’a dit qu’il allait en discuter avec le gérant et qu’on verrait s’il peut y avoir des changements à apporter. Il m’a également avoué qu’il est possible que les responsables de ce magasin ne pensaient pas déplaire aux Québécois en passant à l’anglais.
Bref, j’ai fait ma part.
À vous, maintenant.
À nous.


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