Circulez!

Laïcité — débat québécois

J'entendais récemment le sociologue Guy Rocher expliquer à la radio une idée complexe qui aurait malheureusement mérité plus que les 30 secondes qui lui étaient consacrées. Il affirmait que les concepteurs de nos chartes des droits seraient bien étonnés de voir comment, trente ans plus tard, elles sont utilisées. Imaginées après le drame de la Seconde Guerre mondiale comme un dernier recours, une sorte de police d'assurance destinée à protéger nos sociétés de l'arbitraire, les voilà devenues des instruments qui servent quotidiennement à censurer l'action politique et même à faire les lois à la place des élus.
Celui qui fut l'un des pères de la loi 101 a déjà révélé qu'au moment de concevoir la Charte de la langue française, ses auteurs avaient mis les avis juridiques de côté. Alors que les avocats leur enjoignaient de ne pas être trop entreprenants, ils avaient choisi de ne pas se censurer. Sans cela, il n'y aurait jamais eu de loi 101.
Pourrait-il y en avoir une aujourd'hui? Rien n'est moins sûr. En quelques décennies, nous avons assisté à la naissance d'une véritable religion des droits. Je parle de religion parce que ce culte a tout d'une religion civique avec ses textes sacrés, ses temples à colonnades, ses prêtres en robe noire et ses cérémonies rituelles où l'on décortique la parole révélée. D'ailleurs, il n'est pas surprenant que la propagation de ce nouveau credo ait accompagné l'effacement de l'Église dans le monde occidental.
Comprenez-moi bien. Je n'ai rien contre les droits de l'homme, c'est leur inflation, leur invocation obsessionnelle dans tous les replis de la vie sociale et l'idéologie qui les enrobe qui m'inquiètent. Comme à l'époque où les prêtres en chaire brandissaient le petit catéchisme pour traquer les mauvaises pensées des fidèles, on entend aujourd'hui des juristes patentés et même des éditorialistes invoquer des arguments d'autorité pour dire au bon peuple qu'il ne faut pas faire ceci ni cela. Légiférer sur la burqa, comme le souhaite l'immense majorité des populations d'Europe et d'Amérique? Mais vous n'y pensez pas, les juges ne seront pas d'accord! Imposer le cégep en français aux immigrants? Ça ne passera pas le test des chartes! Laïciser la fonction publique? N'y songez même pas! On ne compte plus le nombre de débats qui sont tout simplement renvoyés aux calendes grecques au nom du diktat des droits. Tout cela par un nouvel épiscopat qui n'est pas plus élu que l'ancien.
En France, pourtant patrie des droits de l'homme, cette religion a à peine moins de fidèles que chez nous. Cela n'empêche pas les Français d'être souvent ceux qui crachent dans la soupe. Peut-être à cause de leur vieille habitude à tenir tête aux curés.
C'est un peu ce que vient de faire Nicolas Sarkozy en proposant une loi interdisant le voile intégral dans tous les espaces publics et non dans les seuls services de l'État. Certes, le président vise ainsi à reprendre une partie du terrain que lui a ravi le Front national aux dernières élections régionales. Pas besoin d'être un grand clerc pour le constater. Je soupçonne pourtant une partie des partisans de cette loi de la soutenir non pas tant pour ce qu'elle propose, ni pour ses effets réels (qui seront très limités), que pour affirmer une certaine liberté de penser et d'agir. «On est prêts à prendre des risques juridiques parce que nous pensons que l'enjeu en vaut la chandelle», disait d'ailleurs le premier ministre François Fillon.
En France, le débat sur l'immigration est largement corrompu par cette même enflure des droits. En effet, comme l'a bien montré la démographe Michèle Tribalat (Les Yeux grands fermés, l'immigration en France - Denoël), plus de 60 % des immigrants qui arrivent dans l'Hexagone viennent rejoindre un parent. Or la réunification familiale est de plus en plus sévèrement encadrée par un appareillage juridique et des traités internationaux qui en font un droit pratiquement inaliénable. Ceux qui souhaitent contrôler le nombre d'immigrants qui entrent au pays chaque année, discuter de la régulation des flux, des critères de sélection et des capacités d'intégration, sont donc renvoyés à cette réalité: puisque l'essentiel de l'immigration est devenu une immigration de droit, il n'y a plus rien à débattre. Ceux qui s'obstinent à le faire seront traités de racistes. Circulez!
Je ne suis pas le seul à penser qu'une partie du vote en faveur de l'extrême droite est la manifestation souvent extrême et désolante du refus d'une telle dépossession politique. Cela, les grands partis européens, de gauche et de droite, commencent à peine à le comprendre après avoir erré longtemps sur le sujet. Ce sentiment de dépossession n'est pas sans expliquer non plus la désaffection dont la politique est l'objet un peu partout. Car le résultat de cette enflure des droits, c'est l'impuissance politique. Si l'essentiel se décide ailleurs, dans des traités internationaux ou en vertu d'un texte sacré signé à l'ONU ou à Bruxelles, pourquoi s'en préoccuper? Le parti de l'abstention a malheureusement encore de beaux jours devant lui.


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