Champlain et les autochtones: construire aujourd’hui sur un rêve inexistant

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Histoire : une critique de Champlain somme toute très faible

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.


Il ne se passe guère de semaines sans que l’actualité nous ramène à la triste réalité des Premières Nations. Les gouvernements canadien et québécois, qui se sont engagés à améliorer les conditions de vie de leurs membres, ont lancé des enquêtes publiques sur le sort réservé aux femmes autochtones assassinées et disparues et sur les relations entre les autochtones et certains services publics. Ces enquêtes font suite aux travaux de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR), créée en 2008.


Toutes ces initiatives visent à favoriser l’établissement d’une relation juste et équitable entre les membres des Premières Nations et le reste du pays. En décembre 2015, au lendemain du dépôt du rapport final de la CVR, un éditorialiste du Globe and Mail résumait la situation en affirmant que, 400 ans après avoir été imaginé, le rêve de Samuel de Champlain avait finalement une chance de devenir réalité.


Il y a dix ans, l’historien américain David Hackett Fischer, lauréat du prix Pulitzer, publiait en anglais une biographie du fondateur de Québec. Traduit dès l’année suivante en français, Le rêve de Champlain (Boréal) remporta un grand succès populaire. « Coup de coeur » d’une grande chaîne de librairies québécoise, le livre fit rapidement l’objet d’une docu-fiction. Signe que ce livre et son message ont réussi à atteindre un public diversifié, tant le premier ministre canadien Justin Trudeau que l’auteur et rappeur Bizz ont déjà mentionné qu’il se trouvait parmi leurs lectures préférées.


Un précurseur des Lumières ?


Champlain, selon Fischer, n’avait pas traversé l’Atlantique dans le but de conquérir de nouveaux territoires. Au contraire, il aurait rêvé de créer en Amérique du Nord une société unie par « la tolérance de la diversité et un respect mutuel pour les différences ». Cette vision, qui aurait été partagée par de nombreux Français ayant contribué au développement de la Nouvelle-France, leur aurait été inspirée par Henri IV.


Celui-ci, roi de France depuis 1589, aurait été marqué par les violences ayant secoué son royaume lors des guerres de religion (1562-1598), violences que ses prédécesseurs n’auraient pas été en mesure de freiner. Il aurait voulu s’en libérer en mettant en avant l’acceptation de l’autre. Cette vision « humaniste » ferait, selon Fischer, d’Henri IV et des quelques hommes qui la partageaient des précurseurs des Lumières, des individus ouverts à la pluralité dont nous pourrions être fiers.


À l’heure où nos sociétés sont confrontées au traitement qu’elles ont réservé aux autochtones, il est rassurant de constater que notre « père fondateur » les traitait avec humanité. Selon Fischer, « il les considéra toujours comme des êtres humains comme lui-même […], comme les égaux des Européens en intelligence et en esprit. » Fort de cette position, il pouvait entrevoir la création d’« un monde nouveau où des gens de cultures différentes pourraient vivre ensemble dans l’amitié et la concorde ».


Son premier défi était de jeter « les bases fermes d’une amitié animée par la confiance et l’intérêt bien compris de chacun ». Le rêve de Champlain est celui que nous poursuivons de nos jours… pourvu qu’il ait véritablement existé.


Principe de précaution


Fischer écrit que, il y a deux générations, les historiens traitaient des Européens comme des saints et des Amérindiens comme des sauvages. Ce paradigme aurait été inversé par la génération suivante. L’historien américain, pour sa part, croit possible « d’écrire sur les Indiens d’Amérique et lesEuropéens avec maturité, empathie et compréhension » en appliquant les fondements de la discipline historique. L’analyse critique des sources constitue l’un de ses principaux fondements.


Tout travail d’historien est basé sur l’étude et l’analyse de sources qu’il faut bien établir afin de les utiliser intelligemment. Trois questions de base se posent devant une source : qui l’a produite ? Dans quel contexte ? Dans quel but ? Répondre à ces questions exige d’avoir une bonne compréhension de l’époque étudiée. L’objectif est d’éviter de se faire « piéger » par une source qui peut être partielle, en ce qu’elle ne refléterait qu’un aspect de ce qui intéresse le chercheur, ou partiale.


Ce principe de précaution doit s’appliquer particulièrement dans le cas d’une source unique, son producteur ayant peut-être eu intérêt à cacher des choses ou à enjoliver la réalité qu’il présente. Or, les historiens qui s’intéressent à Champlain sont bien souvent confrontés à une seule source : les livres écrits par le fondateur de Québec lui-même. La précaution élémentaire demanderait qu’elle soit manipulée avec soin, ce que ne fait pas l’historien américain.


Mal nécessaire


Fischer ne connaît pas bien la France et l’Europe à l’époque de Champlain. Il serait possible de donner de nombreux exemples de cette incompréhension, mais attardons-nous sur un seul, car il est à la base même de la construction proposée par l’historien.


Selon lui, Henri IV et Champlain étaient des êtres d’exception en ce qu’ils prônaient la tolérance. Il est vrai que l’édit de Nantes, par lequel Henri IV met un terme aux guerres de religion en 1598, accorde aux protestants français certaines libertés qui seront révoquées par Louis XIV en 1685. Mais, ce faisant, le roi suit la politique qu’avaient empruntée ses prédécesseurs depuis le début des conflits civils : chercher à ramener les protestants dans le giron de l’Église catholique par le biais de la douceur et non en usant de la force. Les articles les plus importants de l’édit de Nantes sont d’ailleurs repris intégralement d’édits précédents.


La tolérance, au tournant du XVIIe siècle, est considérée comme un mal nécessaire et momentané qui permet d’atteindre l’unification religieuse souhaitée. Ce n’est qu’un siècle plus tard qu’une approche plus positive de ce concept commence à émerger. Henri IV et Champlain ne sont donc pas tolérants au sens philosophique du terme, leur approche de l’altérité est fondamentalement pragmatique.


Il est vrai que Champlain semble s’être toujours montré bienveillant à l’égard des Amérindiens. Il ne faut toutefois pas oublier que les Français ont alors besoin d’entretenir de bonnes relations avec les autochtones. Champlain, à plusieurs reprises dans ses récits, signale que, sans leur aide, les Français auraient été incapables de survivre à l’hivernement. Les Français dépendaient également d’eux pour l’approvisionnement en fourrures et pour la découverte de l’intérieur des terres. Champlain, dans ses explorations, accompagne toujours un groupe d’Amérindiens.


La situation était bien différente en Nouvelle-Espagne, où les colons avaient besoin d’une main-d’oeuvre abondante et bon marché afin d’exploiter les richesses du sol. Lorsque les Français commenceront à cultiver la canne à sucre dans les Antilles, ils feront bien peu de cas des populations locales et des esclaves africains qu’ils importeront en grand nombre.


Champlain aurait été ouvert aux populations locales, mais qu’en sait-on vraiment ? Après tout, les historiens qui s’intéressent à ses actions en Amérique du Nord ne se fient presque exclusivement qu’aux écrits de l’explorateur pour présenter ses faits et gestes et leurs réceptions par ses interlocuteurs.


Fischer affirme que les chefs amérindiens avec lesquels Champlain interagit partageaient son rêve d’un monde meilleur. C’est bien l’impression qui se dégage des écrits de l’explorateur, mais avait-il intérêt à dire autre chose ? Il a lutté, après son premier voyage en Amérique du Nord, afin que la France s’y installe durablement. Gouverneur de la colonie implantée à Québec, il se bat afin d’obtenir les hommes et l’argent nécessaires à la consolidation de l’établissement. Sans cacher les rigueurs de la vie sur les rives du Saint-Laurent, il ne peut noircir le portrait de la situation.


Intérêts mercantiles


Le jugement peut paraître sévère. Toutefois, certains éléments nous amènent à considérer de façon critique les écrits de l’explorateur. Par exemple, à la suite de la prise de Québec par les frères Kirke et de l’Acadie par William Alexander en 1629, Champlain aurait déployé toute son énergie afin que ces territoires soient rendus à la France. Par exemple, ce serait après qu’il eut rencontré le marquis de Châteauneuf, ambassadeur français en poste à Londres, que celui-ci aurait décidé d’aborder la question avec le roi d’Angleterre, prétention reprise par Fischer.


Toutefois, dès le 9 octobre — alors que Champlain débarque sur le sol anglais le 27 —, Châteauneuf avait été informé de la situation par le cardinal de Richelieu, qui lui donna instruction de demander la restitution de la Nouvelle-France, la prise de l’Acadie par les Écossais n’étant pas encore connue. Ces instructions sont renouvelées au début du mois de novembre, ce qui incite Châteauneuf à se tourner vers Champlain pour lui demander de dresser un état des places que devait revendiquer la France. À la surprise de l’ambassadeur, Champlain s’exécute, mais sans mentionner l’Acadie et le Cap-Breton, se contentant, écrit Châteauneuf, « que nous ayons liberte d’y aller pescher. »


Champlain se fait ainsi le défenseur des intérêts de son employeur, dont il est aussi actionnaire, la Compagnie des Cent-Associés, dont les activités se déroulent essentiellement dans la vallée du Saint-Laurent, en insistant pour que la France récupère au plus tôt la région laurentienne, quitte à laisser l’Acadie aux Écossais. Déçu par ses expériences acadiennes, il privilégie la restitution de la région pour laquelle il se démène depuis plus de vingt ans, qu’il gouverne dans les faits et dans laquelle il a investi. Pas plus que lui, la Compagnie des Cent-Associés ne se démène afin que les régions atlantiques reviennent dans le giron français.


Si l’Acadie finit par être restituée à la France, c’est grâce aux efforts de Châteauneuf, qui, comme nous le montrent des documents conservés aux archives, la réclame inlassablement, au grand dam des ambassadeurs anglais. Fischer, pour sa part, sans qu’il cite ses sources, écrit que « le moment critique survint en 1632 lorsque, sur les instances de Champlain, l’Acadie fut ajoutée à la liste des territoires que l’Angleterre était contrainte de rendre à la France ».


Champlain occupe une place à part dans l’histoire de l’Amérique française. Il s’est battu afin d’y établir et d’y développer une colonie digne de ce nom. Traversant inlassablement l’Atlantique afin de trouver à la cour appuis et argent en France, il utilise ses livres comme armes de combat : il y expose les richesses des territoires qu’il explore et exploite, et souligne son implication personnelle dans ce projet qui est, contrairement à ce que prétend Fischer, marchand et non humaniste.


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Michel De Waele est professeur titulaire au Département des sciences historiques de l’Université Laval.



Paul Cohen est professeur d’histoire à l’Université de Toronto.


 



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