Avares, ambitieux et méchants

corrélation positive entre l'élévation dans l'échelle sociale et les comportements contraires à l'éthique

Éthique


Le titre aurait pu être «Affreux, sales et méchants», comme pour le classique d'Ettore Scola. Or, une étude publiée la semaine dernière dans le Proceedings of the National Academy of Sciences tend plutôt à donner raison au philosophe Jean-Jacques Rousseau, qui écrivait dans son Discours sur l'inégalité que «les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants».
Des scientifiques des universités de Toronto et de Californie (Berkeley) ont tâché de faire la preuve, de manière empirique, d'une corrélation positive entre l'élévation dans l'échelle sociale et les comportements contraires à l'éthique. Celle-ci serait attribuable à une attitude plus favorable à l'avarice dans les classes sociales supérieures. Concrètement, la recherche du psychologue Paul Piff (Berkeley) et de son équipe, par ailleurs disponible sur sa page Web personnelle, tend à démontrer que l'élite est l'élite entre autres parce qu'elle est pingre. Les représentants des classes sociales supérieures seraient «particulièrement susceptibles de mettre leur propre bien-être au-dessus de celui des autres», ce qui expliquerait cela. Également, les plus grandes ressources, la liberté et l'indépendance des plus fortunés engendreraient des tendances égocentriques.
Les auteurs rappellent que cette opinion est depuis longtemps un préjugé philosophique. Platon et Aristote avaient déjà reconnu les ravages de l'avarice, estimant qu'elle détournait de l'éthique, de la vie bonne et heureuse, au profit des biens matériels. C'est également, en d'autres termes, une leçon de notre tradition spirituelle. Il est plus facile pour un chameau de passer à travers le chas d'une aiguille... Ce qui est nouveau, c'est que l'on arrive à mettre cette sagesse à l'heure de la méthodologie moderne, et «la recherche indique que les individus motivés par l'avarice tendent à abandonner leurs principes moraux dans la poursuite de leur intérêt personnel».
On trouve bien dans cette recherche quelques expérimentations intéressantes. Par exemple, en se postant à un carrefour routier, les chercheurs ont pu constater, en recoupant plusieurs variables dont le modèle des véhicules, l'âge, le sexe et l'appartenance ethnique des conducteurs, un effet causal entre élévation sociale et comportements asociaux, comme couper les autres véhicules et les piétons. Une autre étude fait sourire: entre deux expériences simulées, on présentait aux volontaires une jarre à bonbons qui était explicitement destinée à des enfants dans un autre laboratoire. On informait les participants qu'ils pouvaient en prendre quelques-uns s'ils le souhaitaient. Or, voilà, ce sont les individus qui se réclamaient d'une classe sociale élevée qui avaient le plus tendance à se servir généreusement.
On pourra consulter la recherche. Ce qui ressort clairement, ce n'est pas que les moins privilégiés soient incapables d'avarice, mais que ceux qui le sont davantage conçoivent la leur sous un angle positif. À ce stade, les chercheurs se font rhétoriciens: la «noblesse» est-elle en vérité constituée des acteurs les plus nobles de la société? L'équipe de M. Piff a le mérite d'amener cette interrogation au tribunal de la science.
Pour le reste, cela me rappelle une des tâches d'un professeur au collégial, face à de jeunes adultes qui s'émancipent des contraintes morales de leur enfance et qui expérimentent le vertige d'une autonomie nouvelle. Que devrait-on leur dire? Quel est le sort de l'honnête homme, en attendant peut-être qu'il rejoigne le dernier en clignant de l'oeil? On se prend à réfléchir, avec Jean-Jacques Rousseau, souhaitant que «quelque penchant qu'on ait vers le vice, il est difficile qu'une éducation dont le coeur se mêle reste perdue pour toujours».
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Simon Couillard - Professeur de philosophie au cégep de Drummondville


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