L'homme est comme une bête. Son système nerveux est doté d'un programme de survie qui enregistre les stimuli associés à un événement perçu comme dangereux, afin qu'il évite de se retrouver dans une situation similaire. La mémoire traumatique est automatique et non volontaire. La majorité d'entre nous se souviennent, avec de surprenants détails, de leurs activités du 11 septembre 2001.
Le souvenir
Je me souviens d'une belle journée fraîche avec un ciel bleu éclatant. Je me souviens de l'incrédulité et de la torpeur. Je me souviens de la fuite au pas pesant et du chaos ordonné. Je me souviens de la frayeur voilée qui s'échappait des regards. Je me souviens des échos feutrés des sirènes dans la fumée noire et dense. Je me souviens de l'odeur à la fois chimique et organique de cochon brûlé qui enveloppait la ville. La nuit, je me souviens du silence inhabituel de Manhattan et du souffle suspendu des morts. Je me souviens de ma vulnérabilité.
Les récits incontournables et interminables des faits et des émotions associées aux événements du 11 septembre 2001 nous permettent peut-être de métaboliser l'expérience et de flirter avec la catharsis collective. Le voyeurisme n'est pas loin. La désensibilisation s'approche parfois de la banalisation.
Cependant, l'intention de ne pas oublier les victimes et les endeuillés justifie amplement la commémoration. Ils souffrent toujours et se sentent seuls. Elle permet aussi d'honorer les secouristes, ces héros, qui portent en eux l'altruisme, le courage et l'espoir dans un pays en déficit de valeurs morales et de repères éthiques. Ils ont vaincu notre impuissance imposée par la terreur.
La peur
Après cinq années, on sait que la cicatrisation n'est pas encore terminée et qu'on n'a pas la distance raisonnable pour analyser avec justesse la perspective historique de tels événements. Mais, à ce jour, quelles réflexions a-t-on pu susciter ? Aux lendemains du 11-Septembre, je me souviens de cette Amérique qui, ayant perdu son innocence, avait songé à s'intéresser à l'autre. Elle s'est plutôt rapidement recroquevillée sur elle-même. Elle est devenue paranoïde. Elle a tranché entre le bon et le mauvais. Comme un enfant en danger.
On a ravivé les braises de la peur. On a systématisé la culture de la haine. On l'a alimentée par la colère et le désir de vengeance. La réflexion a fait place à la justification. L'action a supplanté le doute.
Or, cette peur de l'autre, d'où provient-elle ? Est-ce une ombre en nous-mêmes que nous ne pouvons voir ? Sa projection hors de nous sur une société perçue comme ennemie nous contente-t-elle donc ? Et vice-versa. Le tango des ennemis se poursuit.
La conscience
On a déjà dit qu'on ne revivrait pas l'Holocauste. Pourtant, ont suivi, entre autres, les génocides au Cambodge, en Bosnie, au Rwanda, au Soudan. Le Liban a récemment souffert de cette culture de la haine.
L'histoire se répète parce qu'on ne retient et n'apprend rien. On met toute notre énergie à identifier l'auteur de la faute originelle ou prouver un complot. Nous fermons les yeux et faisons la sourde oreille à l'art (cinéma, littérature, peinture, musique, etc.) qui témoigne de l'horreur et tente de nous avertir. Le déni reste maître. L'absorption est peut-être impossible à réaliser. L'homme se retrouve avec une conscience sans mémoire. Nous devons nous réapproprier notre conscience avant de trop nous déshumaniser.
Heureusement, un vent frais se fait sentir au Québec et ailleurs. L'action politique soutenue par la morale individuelle semble vouloir chasser l'individualisme roi et maître et la dissociation éthique des entreprises.
L'état de notre conscience personnelle contribue à la conscience collective. Notre société est la projection de notre conscience collective.
Mes leçons du 11-Septembre ? L'homme est fragile. L'homme est résilient. L'homme est bête.
Nicolas Bergeron
_ Psychiatre au CHUM et vice-président de Médecins du monde Canada, l'auteur a participé en tant que médecin volontaire à l'aide dispensée aux victimes à New York après les événements du 11 septembre 2001.
Après le 11-Septembre - Souvenirs périssables?
Par Nicolas Bergeron
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé