Après la fatigue

Tribune libre

La question nationale ?
Il me semble que le plus grand danger pour le Québec actuel n’est pas que la question nationale reste encore non résolue mais plutôt que celle-ci ne puisse plus même, à terme, être conçue comme telle. Il y a là à tout le moins un risque : non seulement n’y a-t-il pas de réponse sensée à une question qui n’a plus de sens mais, en fin de compte, il n’y a plus de réponse possible car il n’y a même plus de véritable question.
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La question nationale consiste essentiellement à déterminer qui nous sommes. Il s’agit de savoir si nous sommes des Canadiens ou des Québécois, si nous devons être minoritaires ou majoritaires. On pourrait réduire cette question au choix d’un statut politique pour le Québec. C’est à mon avis une vue réductrice mais utile (1).
Si donc par ‘question nationale’ on entend celle du choix libre et consenti d’un statut politique pour le Québec, il est raisonnable d’affirmer que cette question est résolue ou non dans la mesure où un moment fondateur historique peut être mis à jour ou non dans le cheminement historique du Québec, dans la mesure aussi où une adhésion volontaire (sinon enthousiaste) à un statut politique déterminé puisse avoir été librement exprimée ou non par la population québécoise. Or, il semble bien qu’un tel moment, qu’une telle adhésion ne soit pas clairement visible dans la trame historique du Québec. Sur cette base, il apparaît que la question nationale reste encore, à ce jour, non réglée au Québec.
Une question non résolue de l’importance - a priori - de celle qui nous occupe appelle ordinairement une réponse. Mais encore faut-il que cette question soit signifiante.
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Une question signifiante est d’abord une question formulée dans une cadre de pensée qui lui donne un sens, permettant donc d’en concevoir une réponse; c’est-à-dire, dans le cas présent, un cadre de pensée permettant de concevoir clairement et de manière cohérente la position et la nature du Québec dans le monde et dans le temps. C’est forcément à l’intérieur d’un tel cadre qu’on déterminera qu’une question mérite ou non d’être posée, mérite ou non une réponse.
Par exemple, on entend souvent que le temps qui passe ou l’histoire même rend caduque ou dépassée la souveraineté du Québec. Cette affirmation est ridicule. Ce n’est pas la réponse qui est caduque. C’est plutôt le cadre de pensée qui risque, à terme, de rendre la question elle-même caduque, insignifiante. Dans un tel processus, toute réponse devient orpheline de sa question.
La neutralisation de la question nationale est davantage le produit de la pensée que d’un quelconque dépassement historique.
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Je suis tenté de croire qu’il y a émergence au Québec d’un cadre de pensée s’appuyant sur une description de soi, une autoreprésentation, qui apparaît difficilement porteuse de sens. En schématisant, je dirais que cette autoreprésentation est traversée de forces, appelons-les ainsi, qui modèlent l’image d’un Québec non exclusivement mais tout de même singulièrement déraciné, normalisé, aseptisé : un Québec formaté. En d’autres mots, un Québec chargé d’une assez lourde insignifiance.
Comment s’inscrit la question du statut politique du Québec dans une telle pensée? Comment formuler – ou, à la limite, concevoir - cette question? Dans un contexte favorisant l’ambiguïté, le mépris, l’indifférence et l’oubli, comment donc penser l’avenir du Québec?
Un Québec formaté ?
Le Québec formaté, c’est d’abord le refoulement du Québec ‘réel’.
C’est un Québec déraciné, c’est-à-dire, conçu et voulu le plus souvent hors de lui-même. Un Québec croyant naître après la révolution tranquille. Un Québec ne s’inscrivant pas dans la continuité.
C’est un Québec dont la tentation de normalité est si grande qu’il reconstruit son image et son passé. Un Québec qui ne conçoit plus sa subordination ou qui croit y échapper. Un Québec croyant pouvoir réécrire son histoire.
C’est un Québec dépolitisé qui ne conçoit les rapports de force que sous leur aspect le plus élémentaire (source de lamentations ponctuelles et répétitives). Un Québec croyant pouvoir agir sans en avoir les moyens. Un Québec qui n’en finit plus d’oublier ses reculs politiques dans le cadre canadien (ce qui était inacceptable hier sera demain accepté). Un Québec divisé.
C’est un Québec qui ne sait pas prendre la pleine mesure de sa propre dimension nationale : il se croit ‘nationaliste’ lorsqu’il défend ses propres intérêts (mais alors l’Ontario, la province voisine, est-elle donc ‘nationaliste’ lorsqu’elle défend ses propres intérêts?). Un Québec confondant ‘fierté’ et nationalisme (2).
C’est en somme un Québec repoussant sa singularité en vue d’une normalisation de façade (3).
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Qu’un tel cadre de pensée puisse défavoriser la résolution de la question nationale ne saurait étonner. Un Québec formaté : n’est-ce pas là l’image d’un Québec transparent à lui-même; d’un Québec s’efforçant désormais à se définir au-delà de la question nationale (4)? On peut donc s’inquiéter du fait que celle-ci puisse éventuellement devenir une question obsolète, une question sans objet. En d’autres mots : une question insignifiante (au sens propre). Et avec elle, n’est-ce pas notre propre insignifiance qui s’ébauche?
Disparaître ?
Cet aveuglement sur soi, ce vernis de normalité, cette difficulté à penser la question nationale au Québec, découlent largement de l’« oppression essentielle » (5) que nous subissons.
Ne nous leurrons pas : les conséquences négatives pour nous, plus ou moins aisément identifiables, sont néanmoins, à n’en pas douter, innombrables. Nous ne sommes pas, avec une telle notion, dans l’ordre du spectaculaire (repère familier à partir duquel nous avons pris l’habitude de juger). L’oppression essentielle n’est pas véritablement douloureuse. Mais les larmes et le sang versés ne sont pas la mesure de toutes choses.
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On peut entendre assez régulièrement des personnes bien avisées nous apprendre que « nous ne sommes plus en 1837 », voulant signifier par là, assez subtilement, que les Québécois ne sont plus des « victimes ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette idée selon laquelle le fondement de l’action devrait être l’ampleur du désastre, mesurée à l’aune de la souffrance subie (6).
Il faut le dire : soulever cet aspect de notre condition ne relève en rien du « misérabilisme » mais bien d’un réalisme sain qui, précisément, nous permettrait d’en finir avec le vrai misérabilisme qui consiste à croire que notre condition est indépassable (7).
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« Le Canada n’est pas le Goulag » : cela va sans dire (8). Mais il n’est plus question de savoir si les Québécois souffrent ou non. Il s’agit de savoir s’ils continueront longtemps sur le chemin de l’insignifiance. Il s’agit aussi de reconnaître que la poursuite dans cette voie est, à terme, pour une nation, une manière parmi d’autres de disparaître.
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« D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? » : l’insignifiance est ce qui reste lorsque ces questions ont été évacuées. Il nous faut agir dans un cadre où ces questions peuvent encore se poser. Nos actions en esquisseront les réponses, ces réponses dirigeront nos actes. Une nation n’existe pleinement qu’à travers cette dialectique.
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Le nationalisme au Québec doit être une lutte contre l’insignifiance (nationale).
Sylvain Maréchal
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(1) Une vue réductrice, à mon sens, car il est légitime de se demander s’il suffirait que les Québécois votent « Oui » à un référendum sur la souveraineté du Québec pour prétendre que la question nationale soit résolue dans le sens où je le souhaite. Je dirais qu’il s’agit là d’une étape nécessaire mais néanmoins insuffisante. Une étape inaugurale, en quelque sorte.
(2) Je voudrais définir le nationalisme pour une nation par analogie avec l’individualisme (il ne s’agit pas d’égoïsme) pour un individu. Dans les deux cas, il s’agit de chercher son véritable épanouissement, selon sa propre volonté, selon son propre génie et ce, parmi les autres.
(3) Un peu pessimiste, direz-vous? Mais il s’agit de mettre en relief une certaine attitude que, j’en suis persuadé, chacun a déjà pu observer à sa manière. Par ailleurs, le fait qu’un fédéraliste puisse penser exactement le contraire de ce que j’écris ne me surprendrait pas outre mesure (au contraire).
Rien de nouveau, direz-vous? On aura en effet reconnu certains aspects de la « fatigue culturelle » décrite par Hubert Aquin dans La fatigue culturelle du Canada français. Ce qui m’apparaît nouveau, c’est précisément la négation de notre fatigue ou alors de faire comme si nous l’avions surmontée. Les jeunes Québécois se retrouveraient-ils dans cette notion de fatigue culturelle telle que décrite par Aquin? Je peux en douter. Après Aquin, nous nous savions « fatigués ». Nous ne croyons plus être. Il me semble pourtant que rien n’est moins sûr.
(4) Mais les appuis non négligeables à la souveraineté dans la population ne montrent-ils pas, au contraire, qu’il existe bien ici une certaine volonté de résoudre la question nationale? J’avoue ne pas savoir comment m’en sortir : j’ai en effet souvent cette impression désagréable d’avoir en main deux morceaux de casse-tête qui ne s’emboîtent pas. Le plus simple serait d’invoquer la division du Québec sur ce plan : n’avons-nous pas là nos deux morceaux de casse-tête, tels deux point de vue irréconciliables?
Il se peut que je sois trop pessimiste. Mais je pourrais malgré tout invoquer le « souverainisme sans nationalisme » et alors, dans ce cas, il est possible que j’aie en partie raison. Le problème, au fond, n’est-il pas que nous ne savons pas réellement mesurer la signification profonde d’un « Oui »?
(5) Telle que conçue par Maurice Séguin dans Les Normes. Voir Les Normes de Maurice Séguin, Montréal, Guérin, 1999.
(6) On constate par ailleurs le même phénomène en ce qui concerne l’appréciation contemporaine des injustices sociales dans les pays développés. Comme si l’injustice ne pouvait plus être conçue comme telle dans un contexte où ceux qui la subissent semblent malgré tout être en mesure de vivre de façon assez confortable.
(7) Dans la même veine, il me semble que l’accusation de « ressentiment », couramment proférée à l’encontre de ceux qui sont peu tentés par l’impassibilité et le désengagement, tient bien souvent d’une assez belle mauvaise foi. Il serait pourtant tellement plus sincère de nous demander sans détour d’assumer notre condition.
(8) Le mot de René Lévesque, appliqué au Canada contemporain, est une banalité. Il ne saurait cependant être question de faire comme s’il n’avait jamais existé, comme s’il n’existait pas encore, au Canada, des rapports de domination accompagnés de conflits plus ou moins violents et d’assimilation culturelle et linguistique. Sans parler de déportation, de conquête ou d’ethnocide, terribles événements ayant marqué les origines plus ou moins lointaines du Canada.
Il faut aussi se garder d’une certaine interprétation selon laquelle la subordination politique des Québécois, sans pour autant être niée, serait devenue « sans objet » (hors sujet, dirions-nous, ou alors sans effet) à travers le prisme de notre histoire commune au sein du Canada. Ce type d’interprétation est précisément, on le comprendra, l’une des manifestations de ce dont il est traité dans ce texte.


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3 commentaires

  • Marcel Haché Répondre

    18 février 2009

    Il y a effectivement des victoires qui ont l'apparence de la modestie.Cela semble passer dans l'indifférence de la nation.Je crois qu'il n'en est rien.
    Par exemple,le combat d'un géant comme Falardeau,ces derniers jours,montre la voie.Ce n'est pas la menace de violence qui serait en cause sur les Plaines,c'est ce dont les fédéralistes sont incapables :le caractère.Et cela ne peut provenir que de la justesse de la cause.
    Pierre Roy,devant un groupe de séparatistes,ne montre pas du caractère, mais son mauvais caractère.C'est bien pourquoi il menace.Et il menace d'autant plus que des caméras sont présentes...
    Je me méfies un peu---très personnel---d'un pacifisme mur à mur.L'intelligence ne suffit pas.Le caractère doit s'affirmer.Et le caractère,ce peut être de faire beuuuu !...sans jamais sous-estimer l'adversaire.Le faire ! Et pas passer son temps à se le faire faire !
    Si le P.Q. le faisait plus souvent,il reprendrait des couleurs !

  • Sylvain Maréchal Répondre

    17 février 2009

    Merci monsieur Haché pour votre commentaire. Nous sommes pleinement d’accord. Mais peut-être sommes-nous trop pessimistes?
    Voici comment je vois les choses.
    Tout se passe comme s’il y avait conjonction de facteurs externes et internes favorisant non seulement le statu quo sur le plan du statut politique du Québec mais possiblement un affaiblissement, comme vous dites, de notre propre existence.
    Externes : une relative normalisation sociale, depuis la "révolution tranquille", malgré la subordination nationale. Ce qui a pour effet de fournir une apparence de normalité, si l’on s’en tient à la surface. Donc pas de toxicité, pour reprendre vos mots, du moins en apparence.
    Internes : autoreprésentation défaillante (honte, un certain mépris de soi, connaissance lacunaire de soi, ...) accompagnant une certaine "pudeur" nationale (il faut montrer "patte blanche", dérive civiliste, ...). Ce sont les deux faces d’une même médaille. Avec encore pour résultat une "normalisation" de notre identité.
    Il y a aussi le fédéralisme (= Canada) fantasmé (= vertueux) que vous soulignez avec raison dans votre commentaire; c’est bien là un phénomène avec lequel nous devons composer et qui va de pair avec la diabolisation du nationalisme (= intolérance).
    Les facteurs internes influençant notre appréciation des facteurs externes (et vice-versa), notre subordination passant pour négligeable quant à ses effets (d’ailleurs, que pourrions-nous faire de plus en y échappant, nos représentations nous indiquant que nous aurions rien de substantiel à y gagner), tout concourt à l’enlisement.
    L’effet global est donc une impression générale de "normalité" (tout va bien, n’est-ce pas). Ce qui est pour moi troublant est de penser aux effets à long terme de cette "normalisation" sur notre existence. C’était le sujet de ce texte. « Dérive soft », comme vous le dites, tout au moins pour ceux qui ont ces choses à coeur.
    Car malheureusement, non seulement ce risque peut-il être nié en tant que possibilité, mais il peut aussi - ce qui est pire - n’engendrer qu’un haussement d’épaules. Dérive? Insignifiance? Quelle drôle d’idée ! Mais voyons donc : le sens, le sens, qu’est-ce que cela veux dire? où voulez-vous donc en venir? Circulez y’a rien à voir...
    Et pourtant : quel SENS y a-t-il à se dire, à être, Québécois? Une question fondamentale, il me semble.
    Au fond, tout sauf le "bof" désabusé qu’on a souvent l'impression de vivre collectivement (du moins, c’est une impression personnelle, probablement biaisée – peut-être suis-je trop naïf, dans le genre "pelleteur de nuages", on ne fait pas mieux).
    Cela dit, il faut quand même reconnaitre qu’il y a des moments où l’on a de bonnes raisons de se réjouir...

  • Marcel Haché Répondre

    17 février 2009

    Les fédéralistes---surtout des québécois--- ont réussi à faire croire à la coïncidence du Canada et du fédéralisme.Le Canada réel---les canadiens--- n'est pas un "mauvais"pays,ni
    une "mauvaise"communauté.Ce n'est pas le Canada qui serait un goulag,c'est le Québec à l'intérieur du Canada qui va finir par ressembler à un goulag.Tel est le sens du mot pays de la relégation : le Québec va devenir de plus en plus le pays de la relégation de la penséefinalement inopérante.Évidemment,je décris ici la conception des canadiens(ordinaires et bon teint) à l'égard de la très réelle société distincte du Québec.Pour eux,Il n'y a pas de différence véritable entre le Canada et le fédéralisme canadien.Ce serait la même chose.Aussi, s'attaquer au fédéralisme ou au Canada,c'est,toujours , la même chose.Or,le Canada est d'une essence inattaquable.C'est le nouveau messie des états-nations.Presque tous les nouveaux arrivants en témoignent régulièrement.
    Pourtant,ce système politique est toxique pour notre nation.Si toxique,qu'il confine souvent toute la politique de notre société à l'insignifiance,pour reprendre votre mot.L'insignifiance des lamentations et des revendications de notre semblant d'état.Du discours pleurnichard de nos partis politiques.De notre nationalisme même,qui met sur le même pied le fleudelysé et la bannière du club de hockey Les Canadiens.Mais surtout,à la fin, la dérive soft de tout un peuple.
    Les leaders souverainistes craignent à tort depuis longtemps,---en fait,depuis la naissance du P.Q.---d'être accusés d'ethnicité,de racisme,de nationalisme nationaleux et frileux,de
    gauchisme et d'antisémitisme,d'anti-américanisme,de facisme et d'anglophobie,et de quoi d'autre encore,qu'ils en finissent presque par s'excuser d'être simplement des québécois.Mais c'est bien une ethnie,la nôtre,qui est confinée en goulag,à cette relégation de la pensée, de la parole et de l'action,insignifiante.Et c'est bien de ne pas avoir assumé
    pleinement notre ethnicité,radicalement,,collectivement, qui a favorisé et favorise encore l'intégration les nouveaux canadiens au Canada multiculturel. Et cela,ici même au pays
    Québec.
    Comment ne pas remarquer que cela favorise chez nous,CHEZ NOUS ! la minorité canadian ?(1) Le dire et l'écrire ! Et ne pas passer ce fait sous silence,comme un déni !(2) Et
    comment ne pas admettre,puis dénoncer, que ce système favorise la ré-élection des libéraux,et les conduit tout droit à la capitulation ? Notre capitulation !
    Si l'Inde a payé naguère sa propre colonisation,le Québec risque devoir payer lui-mêrme sa propre relégation, et son propre affaiblissement.
    La responsabilité de nos partis politiques ( des chefs et leaders) ne doit pas être sous-évaluée.Mais la capacité d'un redressement non plus !
    (1)Une minorité ? Ou l'avant- garde de la majorité canadian ?Dans la grande déclaration d'amour des canadians, lors du référendum de 1995,est-ce que message était pour tous les
    québécois ou plutôt pour cette seule minorité,et qui consistait à lui dire que peu importait les résultats du référendum--qui s'annonçaient serrés--cette minorité ne serait pas abandonnée, ni laissée à elle-même ?
    (1)Et se chercher des majorités de 50%,de 60% et plus, dans un référendum des quatre jeudis...Y a que des fédéralistes pour suggérer pareilles exigences aux indépendantistes !