Si le départ d’Abdelaziz Bouteflika a ravi la foule qui manifestait depuis plusieurs semaines, son remplaçant automatique, Abdelkader Bensalah, possède les mêmes caractéristiques que lui. En Algérie, le système est toujours là, tout a changé pour que rien ne change.
L’acte I s’est enfin terminé. Le 4 avril, la rue a eu raison d’Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis vingt ans.
Depuis des semaines, des manifestations pacifiques s’étaient déployées dans toutes les rues du pays. Drapeaux algériens à la main, des centaines de milliers de personnes ont battu le pavé avec l’espoir de voir partir le président âgé de 82 ans. Hommes, femmes, enfants, jeunes comme vieux, cadres et sans emplois, jamais l’Algérie n’avait connu de tels mouvements de liesses depuis l’Indépendance en 1962. Tous ont occupé les rues avec l’espoir et la détermination de voir ce pays gangrené par le chômage et la corruption se doter d’une démocratie saine et renouvelée.
Bouteflika, l’arbre qui cachait Bensalah
Alors, lorsque conformément à la Constitution, le président du Sénat Abdelkader Bensalah s’est retrouvé président de la République, c’est un sentiment d’humiliation et de colère qui a frappé la foule. Car Bensalah ressemble à l’ancien président.
A lire aussi: Opposition algérienne: Bouteflika ne verra pas le « Printemps »
Légèrement plus jeune, 77 ans, c’est un éléphant dans une société où l’âge moyen est de 26 ans, parmi les plus jeunes du continent africain. Bensalah est membre du Rassemblement national démocratique (RND), un parti créé par l’ancien Premier ministre, Ahmed Ouyahia, pour servir d’appoint au Front de libération nationale (FLN), le parti majoritaire. Bien qu’il ne doive rester que 90 jours au pouvoir, Bensalah représente tout ce qu’a combattu la rue pacifiquement mais avec détermination. Le système. Une coalition mêlant monde politique, pétrole et armée. Bouteflika n’était que l’arbre cachant une forêt bien plus vaste à laquelle appartient le nouveau président par intérim, une forêt que la décennie noire n’a fait que densifier dans les années 90.
Bensalah, le « Marocain »
Abdelkader Bensalah a été journaliste dans les années 70, spécialisé notamment sur le Levant. Devenu député de la région de Tlemcen dans la même décennie, il entame une carrière de diplomate en devenant ambassadeur en Arabie saoudite à la fin des années 80, une période où Bouteflika s’est éloigné de la politique. Les deux compères, comme d’autres de cette génération, reviennent aux commandes avec la guerre civile. Bensalah préside entre 1994 et 1997, le Conseil national de transition, l’unique chambre parlementaire après l’interruption du processus électoral de 1991. Puis c’est la voie royale : président de l’Assemblée populaire nationale de 1997 à 2002 puis de la plus haute chambre du pays de 2002 à 2019.
De manière totalement caricaturale, son CV incarne de A à Z la génération Bouteflika qu’a justement rejetée cette révolte pacifique. Immédiatement, de vieilles rumeurs ont éclaté sur le pavé et les réseaux sociaux : Bensalah ne pourrait être président car né Marocain.
A lire aussi: Karim Akouche: « L’Algérie est un non-État »
En 2013, lorsque s’était posée la question d’une possible succession d’Abdelaziz Bouteflika, le nom de Bensalah avait déjà surgi. Lakhdar Benkhellaf, leader parlementaire du Front pour la Justice et le Développement (FJD), avait suscité la polémique déclarant qu’Abdelkader Bensalah « avait la nationalité marocaine » avant d’être naturalisé algérien. « La condition pour qu’un responsable occupe le poste de président de la République est de posséder la nationalité algérienne d’origine », avait-il confié à des médias algériens. Une polémique sur fond de chauvinisme étriqué vite battue en brèche par l’intéressé qui était bien né en Algérie à Beni Messahel dans la wilaya de Tlemcen le 24 novembre 1941. Déplorable pour un homme engagé très jeune dans l’Armée de Libération nationale (ALN).
« L’Algérie aux Algériens »
A l’annonce de sa prise de poste, un sentiment d’abattement s’est répandu dans la foule. Ces manifestants pleins d’enthousiasme et de dynamisme se sont sentis trahis : tout ça pour ça. Un sentiment de colère teinté par moment de paranoïa a émergé sur la toile et sur les pancartes : les Occidentaux ne veulent pas d’une démocratie en Algérie. Les rumeurs les plus folles ont pointé leur nez : les responsables seraient à l’étranger. Après l’Irak, la Syrie ou la Libye, les Américains, les Français et consort souhaiteraient le chaos pour mettre la main sur le pétrole et le gaz. « L’Algérie aux Algériens », réclament certains manifestants. Ces réflexes, bien que minoritaires, révèlent une société fragile et friable. La crainte d’assister à un durcissement du régime est une donnée à ne pas négliger. Les relations avec la police se sont quelque peu délitées et l’armée a déjà récupéré les services de renseignement. Une partie de la population parle même de boycotter les scrutins prévus le 4 juillet.
Malgré tout, l’espoir reste de mise. « On ne lâchera pas avant l’émergence d’un nouveau système et d’une nouvelle génération de dirigeants au pouvoir ». Oui, mais avec qui ? Diriger un pays ne s’improvise pas et l’absence d’une opposition crédible depuis de nombreuses années n’a rien arrangé. Si les forces vives existent forcément, elles tardent à émerger. Faire une campagne présidentielle demande un minimum de structures partisanes, de fonds, de leaders. Les rares noms comme Rachid Nekkaz ou l’ancien militaire Al Ghediri apparaissent bien trop marginaux pour le moment et les reliquats de l’ancien régime, tels Ali Benfils ou tous ceux qui seraient apparentés au FLN ou au RND, sont exclus d’avance par la population. Et chez les jeunes, rien pour le moment.
Qui veut gouverner l’Algérie ?
En 1962 était sorti des tréfonds du pays des hommes aussi talentueux que Boudiaf ou Ait-Ahmed ; aujourd’hui, la période est à la disette ou tout du moins l’inconnu. Reste l’éternelle menace islamiste. A la fin des années 80, le Front islamique du Salut (FIS) avait bénéficié, outre des mêmes maux qu’aujourd’hui, d’hommes revenus d’Afghanistan et de leaders charismatiques comme Belhadj ou Madani. Aujourd’hui, le seul parti de cette obédience est le mouvement de la Société pour la Paix du docteur Makri, qui peut-être un prétendant dans ce bal où la politique de la chaise libre rend tous les scénarios possibles. Mais est-ce qu’un pays, encore marqué par la décennie noire, le souhaite, vraiment ?
Tout a changé pour que rien ne change. L’immense coup de balai attendu n’a pas encore eu lieu. Les auditions pour l’acte II ont commencé.