Libye : « Menacé de déclin, Khalifa Haftar va opter pour une escalade destructrice »

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Guerre civile en Libye : une conséquence de l'intervention des Occidentaux contre Khadafi

Plus de quatre mois après le déclenchement de son assaut sur Tripoli, l’Armée nationale libyenne (ANL), du maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque (est), n’en finit pas de butter sur les résistances du « gouvernement accord national » (GAN), du premier ministre Faïez Sarraj, soutenu par l’essentiel des groupes armés de la Tripolitaine (ouest).


Dans un entretien au Monde Afrique, l’expert libyen Tarek Megerisi, chercheur au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), estime que l’enlisement militaire de Haftar aux portes de la capitale « ternit son image d’homme fort ». Face au risque de « son déclin », le chef de l’ANL se lance dans une « escalade » potentiellement « destructrice » pour Tripoli, relève le chercheur. A long terme, ses difficultés pourraient ouvrir un « vide » sécuritaire au cœur de sa place forte de Benghazi, alors que le chaos ambiant permettrait à l’organisation de l’Etat islamique (EI) d’« étendre son influence ».


La perte de Gharyan marque une nouvelle étape dans le conflit. Il s’agit d’un revers embarrassant pour Haftar, qui va vouloir rétablir son honneur. Il a entamé une contre-offensive sous la forme de raids aériens contre certains quartiers de Tripoli ou localités proches, comme Salaheddine et Tajoura. Il a choisi l’escalade. S’il échoue à regagner prochainement du terrain, alors on pourra dire qu’il s’agit du début du déclin de ses opérations. Et c’est dangereux, car plus il perd, plus il devient agressif, et plus le conflit va devenir destructeur pour la population de Tripoli.


« Haftar masque ses insuffisances sur le terrain en intensifiant des raids aériens dévastateurs. »


Or on a observé qu’il n’a pas été capable de mener à bien sa contre-offensive depuis la perte de Gharyan. Il manque d’hommes et de moyens. Dès lors, il masque ses insuffisances sur le terrain en intensifiant des raids aériens dévastateurs, non seulement sur Tripoli mais aussi sur Misrata et, plus récemment, sur Mourzouq, dans le sud-ouest du pays. Cela montre que le déclin de Haftar va être très destructeur pour toute la Libye. Et le fait que ses forces aient mené des opérations durant la trêve décidée pour l’Aïd al-Adha prouve que, malgré l’affaiblissement de sa position, il n’est toujours pas désireux de s’engager dans une démarche diplomatique.


C’est possible. Il y a beaucoup de dissensions dans l’est, à cause de la corruption au sein de son camp et de la main de fer avec laquelle il dirige la région. Haftar a jusqu’à présent maintenu sa positon car il a été perçu comme la seule solution. Il fournit l’argent, les armes, la stabilité. Mais dans une situation où de jeunes hommes retournent chez eux dans des sacs mortuaires au nom d’une guerre à laquelle les gens ne croient pas, et en l’absence de succès militaires, son image d’homme fort est en train de se ternir. Cela ouvre un vide et nourrit le mécontentement, ce qui est très dangereux.


Ce risque est de plus en plus évident à Benghazi, qui a été récemment le théâtre de désordres. Il y a eu deux attaques à la voiture piégée contre des officiers de l’ANL et un convoi des Nations unies, le kidnapping et peut-être même l’assassinat d’une députée, Siham Sergewa, qui avait appelé à la fin de la guerre. D’autres militants de la paix ont été kidnappés ou tués. Ce type de réponse au mécontentement perceptible à Benghazi reflète une sorte de panique de la part d’un homme qui est en train de perdre le contrôle.


Il a déçu nombre de ses soutiens. Certaines tribus sont en proie à l’insatisfaction. Les Awagir de Benghazi ont largement profité de la campagne militaire de Haftar, mais ils lui reprochent toujours l’assassinat d’un de leurs chefs tribaux en 2017. La préoccupation de Haftar à leur sujet s’est manifestée par la promotion de davantage d’officiers issus de cette tribu ces dernières semaines, une manière de s’assurer de son soutien. Il y a aussi les tribus autour d’Ajdabiya qui ont été lourdement persécutées quand Haftar a repris, à l’automne 2016, le Croissant pétrolier. Nombre de leurs jeunes, enrôlés dans l’ANL, sont en train de mourir à Tripoli.


« Aussi longtemps qu’il n’y aura pas d’alternative à Haftar, il pourra continuer à imposer son règne fragile. »


Les mécontentements sont multiples, mais aussi longtemps qu’il n’y aura pas d’alternative à Haftar, ce dernier pourra continuer à imposer son règne fragile. Jusqu’à ce qu’un changement s’avère inévitable. Si une autre option est offerte par la communauté internationale et les gouvernements occidentaux, dans laquelle la population de l’est se sentirait partie prenante sans craindre des représailles ou une marginalisation, alors il pourrait y avoir une transition ordonnée. A défaut, un concurrent finira par se manifester – le général al-Hassi aurait pu jouer ce rôle mais il a récemment été marginalisé – et des combats fratricides éclateront, plongeant l’est dans l’anarchie.


Peut-être pas le Croissant pétrolier, que Haftar contrôle bien et qu’il peut protéger avec son aviation. Mais dans le sud et l’ouest, la population locale va peut-être finir par penser qu’il n’est pas l’homme fort qu’il prétendait être. Plus il perd du terrain dans l’ouest, plus des groupes qui le soutiennent, comme les habitants de Tarhouna, au sud de Tripoli, ou ceux de localités du sud, vont commencer à envisager des négociations, à songer à d’autres options. Cela peut avoir des ramifications dans l’ensemble du pays.


Pour l’instant, les Touareg combattent à ses côtés même s’ils ne l’aiment pas franchement. Parce qu’il représente quelque chose de tangible dans le sud pour eux : il leur offre des salaires et un statut. Il présente une familiarité avec la période de Kadhafi, que les Touareg soutenaient : de l’argent et une position. C’est mieux que le chaos et ils n’ont pas vraiment d’autres options.


C’est en effet complètement différent. Les Toubou ont été persécutés dans le sud par les alliés de Haftar, les tribus arabes du Fezzan, comme les Ouled Sliman. Quand l’ANL dit : « Nous allons expulser tous les Tchadiens », les Toubou le perçoivent comme une menace les visant directement. Car appeler les Toubou des « Tchadiens » relève du dénigrement, c’est une manière de signifier qu’ils ne sont pas de vrais Libyens. Beaucoup ont été expulsés, tués par les alliés arabes de Haftar, autant d’exactions qui nourrissent chez eux un profond sentiment d’injustice. Les choses ont empiré ces derniers jours avec des raids aériens de drones armés à Mourzouq, qui ont causé la mort de plusieurs dizaines de Toubou.


Sarraj est en effet sous pression, mais ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Il y a des dissensions au sein de la coalition pro-Sarraj. Les groupes qui combattent sous la bannière du GAN, notamment ceux de Misrata, ne veulent pas retourner au statu quo ante. Ils vont donc pousser Sarraj à adopter un plan politique qui les convainque que les choses changeront après la guerre, qu’on ne reviendra pas à la situation où les milices de Tripoli volaient les ressources de l’Etat avec la complicité du GAN.


Il peut en effet y avoir une situation similaire à la période post-2011, où le vide au sommet a encouragé des groupes armés à prendre l’initiative, conduisant à la division de la capitale entre milices rivales. C’est possible, surtout s’il y a une absence de direction. En ce moment, le ministre de l’intérieur, Fathi Bashagha, fait plutôt du bon travail : il se comporte comme un ministre et non comme un Misrati. C’est prometteur. Mais s’il ne parvient pas à créer une vraie structure militaire impliquant des officiers et des soldats de l’ensemble de l’ouest, alors on peut craindre l’éclatement de combats comme ceux qui avaient suivi 2011.


Quand il a déclenché l’attaque contre Tripoli, Haftar a dit en substance : « Vous êtes avec moi ou contre moi. » Ses parrains régionaux ont lourdement investi sur lui. Je pense qu’ils vont continuer à l’aider et à nourrir ainsi l’escalade, afin de protéger un investissement datant maintenant de cinq ans. Ils continueront tant qu’ils n’auront pas d’autres options.


« Le risque est grand que l’Etat islamique étende son influence en utilisant le chaos comme couverture. »


C’est déjà le cas. Avant l’éclatement de la bataille de Tripoli, début avril, il y avait en moyenne une attaque de l’EI tous les six mois. Depuis, il y en a déjà eu sept ou huit. Ils ont de l’argent et des moyens. Et maintenant une opportunité s’offre à eux, puisque les forces qui les combattaient à l’est et à l’ouest, l’ANL et le GAN, s’affrontent désormais entre elles. Ainsi le risque est grand que l’EI étende son influence en utilisant le chaos comme couverture. Cela constituerait une menace non seulement pour la Libye, mais aussi pour la région et peut-être même l’Europe.