À la manifestation …

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«Chose certaine, la marche d’aujourd’hui témoignait de la vitalité d’un certain Québec qui recommence peut-être à s’imaginer un destin.»

Je n’aime pas manifester. C’est une question de tempérament, probablement. De mémoire, je l’ai fait trois fois dans ma vie. La première, en 1997, dans une «manifestation» qui n’était en fait qu’un rassemblement public pour marquer les trente ans de la venue du général de Gaulle au Québec. J’avais ma pancarte et j’en appelais au Québec libre. La deuxième en 2008, pour stopper la réforme scolaire et restaurer les connaissances dans l’école québécoise. Et la troisième, aujourd’hui, pour soutenir le projet de Charte des valeurs du gouvernement Marois.
Je devine que nous étions plusieurs ce matin à nous dire la même chose : il pleut, j’ai des choses à faire, et pourtant, je dois y aller. Pourquoi? On ne sait pas trop exactement. Sinon qu’il faut de temps en temps descendre dans la rue lorsqu’une grande querelle politique exige le passage à la mobilisation populaire. Je ne sais pas si nous étions vraiment 20 000 mais nous étions certainement nombreux. Il y avait d’ailleurs une belle joie dans la rue. Les hommes et les femmes aiment de temps en faire l’expérience directe du politique. Comme si le peuple voulait se prouver à lui-même sa propre existence. N’est-ce pas d’ailleurs une des leçons du printemps 2012?
La bataille de la Charte des valeurs a tourné depuis quelques jours. Il faut dire que les adversaires du projet gouvernemental avaient d’abord confisqué les termes du débat public, avec l’approbation militante d’une partie importante du système médiatique. On présentait la Charte comme une agression brutale contre les droits des minorités et les libertés individuelles. Des esprits normalement éclairés s’imaginaient d’un coup entrer en résistance contre la tentation autoritaire d’un Parti Québécois en pleine dérape populiste. Plusieurs s’imaginaient le Québec en pleine crise d’islamophobie.
C’était évidemment loufoque, grossier, démagogique et souvent malveillant, mais l’accusation créait un climat d’intimidation idéologique. Quand on nous explique qu’on doit choisir entre l’ouverture et la fermeture, entre la tolérance et l’intolérance, qui a envie de se retrouver dans le deuxième camp et de consentir au discrédit de sa réputation? Qui veut vraiment risquer les accusations les pires et les analogies historiques les plus monstrueuses? Pour d’autres, il s’agissait simplement de ne pas rejoindre le camp des «perdants», des «peureux», celui d’un Québec gris, crispé et ringard.
Mais l’opinion publique a résisté au matraquage. Et c’est finalement l’accouplement idéologique de la laïcité et de l’égalité entre les hommes et les femmes qui emporte le sentiment populaire. C’est ainsi que la proposition du gouvernement s’est inscrit dans la trame historique du Québec, en réactivant l’esprit de la Révolution tranquille. Cela confirme, comme je le disais récemment, la puissance du «référent féminin» dans la culture politique québécoise ou si on préfère, dans la construction identitaire du Québec. On demandait autrefois aux femmes de conserver les traditions nationales. On leur demande aujourd’hui de conserver les acquis de la Révolution tranquille et principalement, le principe de la laïcité. Mais toujours, on a tendance à leur demander de porter la nation.
Et pourtant, dans les rues de Montréal, cet après-midi, je devine que chacun avait ses raisons. Les miennes ne sont pas exactement celles des Janette. Je n’ai pas leur aversion pour la «religion» et je ne réduirais certainement pas l’histoire du catholicisme à celui de l’asservissement des femmes par les hommes. Pour moi, il s’agit d’abord de sortir du multiculturalisme d’État et de réaffirmer la portée fondatrice de la culture nationale. D’autres marchaient probablement pour le français ou l’indépendance. Et bien évidemment, tous marchaient d’une manière ou d’une autre pour la laïcité. Mais la démocratie ne consiste pas à communier dans une idée fixe : il s’agit de réconcilier des préoccupations diverses autour d’une même proposition politique porteuse. C’est la nature même du travail politique dans ce qu’il a de plus noble.
Mais c’est justement cette diversité de raisons qui fait la force du projet de Charte. Parce qu’il ne s’agit pas seulement d’un dossier sectoriel. Parce qu’à travers lui, c’est une forme d’affirmation nationale qui recommence. Parce qu’à travers lui, c’est une conception de la société qui s’exprime. C’est aussi la conviction fondamentale que le politique est indispensable et que nous ne saurions tolérer le despotisme faussement éclairé des juges qui prétendent se substituer aux élus. Car les cent raisons distinctes qui amènent les gens à soutenir la Charte des valeurs ont cela en commun qu’elles reconnaissent le rôle fondamental du politique dans une société démocratique.
Il se peut que la vie politique québécoise sorte profondément recomposée de la bataille des valeurs. Le PQ a connecté le débat public aux passions politiques les plus profondes, qui ne sont aucunement déshonorantes : je parle du désir légitime pour un peuple de conserver sa culture et de l’aspiration pour une collectivité à déterminer ses principes fondateurs, à fixer les orientations et les idéaux qui l’inspirent. Il faut vraiment avoir l’esprit mal tourné pour voir dans cela xénophobie et tyrannie de la majorité. Que certains souverainistes le croient aussi témoigne du progrès de l’esprit de 1982 dans plusieurs pans de la population.
Chose certaine, la marche d’aujourd’hui témoignait de la vitalité d’un certain Québec qui recommence peut-être à s’imaginer un destin. D’une saison à l’autre, nous réapprenons à voir notre pays à travers un autre prisme que celui du désespoir. Et peu à peu, le Québec se rappelle qu’il n’est pas le Canada. Comme si une évidence remontait à la surface. Car à travers la belle question de l’identité, il pourrait en redécouvrir une autre, aussi belle, celle de sa souveraineté. Elle sera alors grandiose, la manifestation pour l’indépendance de notre pays.


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