2 500 ans de "progrès"...

Tribune libre


Je vous laisse le soin de juger de notre société par un vieux texte qui daterait de 2 400 ans, "circa".
On dirait que le monde a changé, mais pas la nature humaine.
http://fr.wikisource.org/wiki/%C5%92uvre_de_Tchoang-tzeu/Chapitre_29._Politiciens
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LES POLITICIENS
Tch29.B.Tzeu tchang qui étudiait en vue de se pousser dans la politique, demanda à Man keou tei :
— Pourquoi n’entrez vous pas dans la voie de l’opportunisme (celle de Confucius et des politiciens de l’époque) ? Si vous n’y entrez pas, personne ne vous confiera de charge, vous n’arriverez jamais à rien. Cette voie est la plus sûre, pour arriver à la renommée et à la richesse. On y est aussi en compagnie distinguée.
— Vraiment ? dit Man keou tei. Moi, les politiciens me choquent, par l’impudeur avec laquelle ils mentent, par leurs intrigues pour enjôler des partisans. A leur opportunisme factice, je préfère la liberté naturelle.
— La liberté, dit Tzeu tchang, Kie et Tcheou la prirent en toute chose. Ils furent tous les deux empereurs, et pourtant, si maintenant vous disiez à un voleur, vous êtes un Kie, ou vous êtes un Tcheou, ce voleur se tiendrait pour grièvement offensé, tant leur abus de la liberté a fait mépriser Kie et Tcheou par les plus petites gens… Tandis que K’oung ni et Mei-ti, plébéiens et pauvres, ont acquis par leur usage de l’opportunisme une réputation telle, que si vous dites à quelque ministre d’État, vous êtes un K’oung ni, ou vous êtes un Mei-ti, ce grand personnage se rengorgera, se tenant pour très honoré. Cela prouve que ce n’est pas la noblesse du rang qui en impose aux hommes, mais bien la sagesse de la conduite.
— Est ce bien vrai ? reprit Man keou tei. Ceux qui ont volé peu, sont [475] enfermés dans les prisons. Ceux qui ont volé beaucoup, sont assis sur les trônes. Voler en grand, serait ce opportunisme et sagesse ?.. Et puis, les politiciens sont ils vraiment les purs que vous dites ? C’est à la porte des grands voleurs (des princes feudataires), qu’on les trouve postés, en quémandeurs. # Siao pai duc Hoan de Ts’i, tua son frère aîné, pour épouser sa veuve ; et malgré cela Koan-tchoung consentit à devenir son ministre, et lui procura, per fas et nefas, le pas, comme hégémon, sur les autres feudataires. Confucius a accepté un cadeau de soieries de Tien Tch’eng tzeu, l’assassin de son prince et l’usurpateur de sa principauté. La morale naturelle exigeait que ces deux politiciens censurassent leurs patrons. Ils firent, au contraire, les chiens couchants, devant eux. C’est leur opportunisme (égoïste, visant au profit personnel), qui les fit ainsi descendre jusqu’à étouffer leur conscience. C’est d’eux qu’a été écrit ce texte : Oh ! le bien ; oh ! le mal… Ceux qui ont réussi, sont les premiers ; ceux qui ne sont pas parvenus, sont les derniers.
Tzeu tchang reprit :
— Si vous abandonnez toutes choses à la liberté naturelle, si vous n’admettez aucune institution artificielle, c’en sera fait de tout ordre dans le monde ; plus de rangs, plus de degrés, plus même de parenté.
Man keou tei dit :
— Est ce que vos politiciens, qui affectent de faire tant de cas de ces choses, les ont bien observées ? Voyons vos parangons ! Yao mit à mort son fils aîné. Chouan exila son oncle maternel. Quel respect pour la parenté !.. T’ang exila son suzerain Kie, Ou tua Tcheou. Quel respect pour les rangs !.. Le roi Ki supplanta son frère aîné, le duc de Tcheou tua le sien. Quel respect pour les degrés !.. Ah oui, les disciples de K’oung ni parlent doucereusement, les disciples de Mei-ti prêchent la charité universelle, et voilà comme ils agissent pratiquement.
La discussion n’aboutissant pas, Tzeu tchang et Man keou tei s’en remirent à un arbitre, lequel prononça ainsi :
— Vous avez tous les deux tort et raison, comme il arrive quand on tient une position trop tranchée. Le vulgaire ne voit que la richesse ; le politicien ne prise que la réputation. Pour arriver à leur but, ils luttent et s’usent. Sage est celui qui considère le oui et le non, du centre de la circonférence (comparez chap. 2 C), et qui laisse la roue tourner. Sage est celui qui agit quand les circonstances sont favorables, qui cesse d’agir quand il en est temps. Sage est celui qui ne se passionne pour aucun idéal. Toute poursuite d’un idéal est funeste. Leur obstination dans la loyauté, fit arracher le cœur à Pi-kan, et crever tes yeux à Ou-tzeusu. Leur acharnement à dire vrai, à tenir la parole donnée, poussa Tcheu-koung à témoigner en justice contre son père, et Wei cheng à se laisser noyer sous un pont. Leur désintéressement inflexible, fit que Pao tzeu mourut à genoux au pied d’un arbre, et que Chenn tzeu fut ruiné par les artifices de Ki de Li. Confucius n’honora pas la mémoire de sa mère, K’oang tchang se fit chasser par son père, pour cause de scrupules rituels exagérés. Ce sont là des faits historiques connus. Ils prouvent que toute position extrême devient fausse, que toute obstination exagérée ruine. La sagesse consiste à se tenir au centre, neutre et indifférent.
Tch29.C. Inquiet dit à Tranquille :
— Tout le monde estime la réputation et la fortune. La foule courtise les parvenus, s’aplatit devant eux et les exalte. La satisfaction que ceux ci en éprouvent, fait qu’ils vivent longtemps. Pourquoi [477] ne vous poussez vous pas ? Votre apathie est elle défaut d’intelligence, ou manque de capacité, ou obstination dans certains principes a vous particuliers ?
Tranquille répondit :
— Je n’ai envie, ni de réputation, ni de fortune, parce que ces choses ne donnent pas le bonheur. Il est trop évident que ceux qui se poussent, faisant litière de tout principe gênant, se formant la conscience sur des précédents historiques quelconques ; il est trop évident, quoi que vous en disiez, que ces hommes n’obtiennent pas de vivre satisfaits et longtemps. Leur vie n’est, comme celle des plus vulgaires, qu’un tissu de travaux et de repos, de peines et de joies, de tâtonnements et d’incertitudes. Quelque avancés qu’ils soient, ils restent exposés aux revers, au malheur.
— Soit, dit Inquiet ; mais toujours est il que, tant qu’ils possèdent, ils jouissent. Ils peuvent se procurer ce que le Sur homme et le Sage n’ont pas. Quiconque a atteint une position élevée, c’est à qui lui prêtera ses bras, son intelligence, ses talents. Même dans une position moindre, le parvenu est encore privilégié. Pour lui tous les plaisirs des sens, toutes les satisfactions de la nature.
— Égoïsme repu, dit Tranquille. Est ce là le bonheur ?.. A mon avis, le Sage ne prend pour lui que strictement ce qu’il lui faut, et laisse le reste aux autres. Il ne se remue pas, il ne lutte pas. Toute agitation, toute compétition, est signe de passion morbide. Le Sage donne, se désiste, s’efface, renonce, sans s’en faire un mérite, sans attendre qu’on l’y force. Quand le destin l’a élevé au pinacle, il ne s’impose à personne, il ne pèse sur personne ; il pense au changement à venir, au tour éventuel de la roue, et est modeste en conséquence. Ainsi firent Yao et Chounn. Ils ne traitèrent pas le peuple avec bonté, mais ils ne lui firent aucun mal, par abstraction et précaution. Chan-kuan et Hu-You refusèrent le trône, par amour de la sécurité et de la paix. Le monde loue ces quatre hommes, qui agirent pourtant contrairement à ses principes. Ils ont acquis la célébrité, sans l’avoir recherchée.
— En tout cas, dit Inquiet, ils ne l’ont pas eue gratis. Au lieu des souffrances de l’administration, ils s’infligèrent celles de l’abstinence et des privations, une forme de vie équivalant à une mort prolongée.
— Du tout, dit Tranquille. Ils vécurent une vie commune. Or la vie commune, c’est le bonheur possible. Tout ce qui dépasse, rend malheureux. Avec ses oreilles pleines de musique et sa bouche remplie de mets ; le parvenu n’est pas heureux. Le souci de soutenir sa position, en fait comme une bête de somme qui gravit sans cesse la même pente, suant et soufflant. Toutes les richesses, toutes les dignités, n’éteindront pas la faim et la soif qui le tourmentent, la fièvre intérieure qui le dévore. Ses magasins étant pleins à déborder, Il ne cessera pas de désirer davantage, il ne consentira pas à rien céder. Sa vie se [479] passera à monter la garde autour de ces amas inutiles, dans les soucis, dans la crainte. Il se barricadera dans son domicile, et n’osera pas sortir sans escorte, (de peur d’être pillé, enlevé, rançonné). N’est ce pas là une vraie misère ? Eh bien, ceux qui la souffrent, ne la sentent pas. Inconscients dans le présent, ils ne savent pas non plus prévoir l’avenir. Quand l’heure du malheur sonnera, ils seront surpris, et tous leurs biens ne leur vaudront pas même un jour de répit. Bien fou est celui qui se fatigue l’esprit et qui use son corps, pour aboutir à pareille fin.


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    14 mai 2010

    Paroles de sagesse. Ce qui est étrange c'est qu'à peu près à la même époque ou un peu avant, Siddharta Gautama Çakyamouni dit le Bouddha en fit la base de son enseignement, tout cela dit en mots différents mais le sens premier est le même. Je ne connaissait pas cette référence à la grande sagesse chinoise. Merci
    Ivan Parent