Les minorités sexuelles en mènent large au journal « Le Devoir »
27 août 2024
«Starmania», un astre noir éblouissant
Christian Saint-Pierre Le Devoir Collaborateur Publié le 8 août Critique Culture
Déposée ces jours-ci sur la scène de la Place Bell, la recréation de Starmania par Thomas Jolly est un diamant noir qui brille de mille feux. Quarante-cinq ans après sa naissance dans la Ville Lumière, le chef-d’oeuvre prophétique de Luc Plamondon et Michel Berger connaît, grâce à l’un des metteurs en scène les plus inspirés de sa génération, directeur artistique de la renversante cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024, ce qui pourrait bien être la relecture la plus émouvante, la plus intemporelle, la plus cohérente et la plus viscérale jamais réalisée. Depuis le début de sa course en 2023, la production a été vue en France, en Suisse et en Belgique par un million de spectateurs.
Dès l’ouverture, lorsqu’apparaissent peu à peu dans une tour immense les protagonistes de l’histoire qu’on s’apprête à nous raconter, des êtres humains dont les heures sont comptées, on retrouve avec un grand bonheur l’esthétique immédiatement reconnaissable que Jolly forge depuis une décennie, notamment en dirigeant des marathons shakespeariens autour d’Henri VI et de Richard III. Dans la scénographie angulaire d’Emmanuelle Favre, dans les costumes sensuels de Nicolas Ghesquière, dans les maquillages iridescents de Caroline Bitu… on trouve partout des preuves du goût irréprochable du metteur en scène.
Les éclairages de Thomas Dechandon jouent un rôle crucial dans la fabuleuse dystopie que Jolly a orchestrée. D’abord parce que les effets créés par les multiples projecteurs, souvent en synergie avec les vidéos de Guillaume Cottet, composent des tableaux saisissants, des sculptures lumineuses qui sortent du cadre de la scène et coupent le souffle, mais également parce que la lumière est ici pourvue d’une nature pulsatoire, comme s’il s’agissait d’une respiration, de la manifestation d’un organisme vivant. Pas de doute, cette conception d’éclairage aussi belle que complexe, aussi délicate que technique, constituera dorénavant un standard, un idéal à atteindre.
Photo: Anthony DorfmannLes éclairages de Thomas Dechandon jouent un rôle crucial dans le spectacle.
Donnant naissance à un alliage unique de gravité et de fantaisie, à une esthétique gothique en même temps que futuriste, à la fois expressionniste et spatiale, réaliste et virtuelle, tout cela sans même jamais flirter avec le gadget, sans jamais sombrer dans l’esbroufe, les créateurs nous entraînent en un claquement de doigts des souterrains labyrinthiques aux sommets vertigineux, de l’Underground Café tout en clair-obscur au rutilant Naziland. Au passage, le metteur en scène ne se gêne surtout pas pour évoquer le cinéma de Lang et de Murnau, mais aussi Orange mécanique de Kubrick ou encore les vidéoclips de Woodkid.
Choix audacieux
D’un point de vue dramaturgique, Thomas Jolly a fait des choix audacieux, d’abord en donnant une place centrale aux interventions de Roger Roger, le lecteur de nouvelles à qui il a prêté sa voix. Cette narration, qui évoque les générateurs vocaux de l’intelligence artificielle, sert de fil rouge à des endroits où l’oeuvre, surtout dans le deuxième acte, en a bien besoin. Le metteur en scène a aussi changé l’ordre des chansons et ressuscité le Gourou Marabout, un personnage qui était passé à la trappe depuis longtemps. Ce choix ne fera certainement pas l’unanimité, mais il a l’avantage de donner à Zéro Janvier un adversaire écologiste, sensualiste et un brin conspirationniste, un opposant qui élargit la palette des enjeux de société abordés par le spectacle tout en nous permettant de découvrir une vraie bombe, Malaïka Lacy, qui incarne le rôle en alternance avec Simon Geoffroy.
À moins d’être assis dans les premiers rangs, il n’est pas possible d’apprécier pleinement le jeu des interprètes. Leurs aptitudes vocales, elles, par contre, font fi des distances. Alors que David Latulippe (Zéro Janvier), William Cloutier (Johnny Rockfort), Gabrielle Lapointe (Cristal) et Miriam Baghdassarian (Sadia) nous offrent les notes les plus impressionnantes de la soirée, Maag (Stella Spotlight), Adrien Fruit (Ziggy) et Alex Montembault (Marie-Jeanne, en alternance avec Heidi Jutras) jouent de délicatesse, avec des interprétations qui mettent en valeur certains des arrangements les plus originaux de Victor le Masne (vivement l’album !).
Dans ce spectacle de trois heures, les chorégraphies de Sidi Larbi Cherkaoui injectent d’irrésistibles doses d’adrénaline. Certains tableaux, comme Enfant de la pollution et Ce soir on danse au Naziland, soulèvent fortement la foule. En guise de contrepoint, d’autres moments témoignent de la plus grande minutie, en s’appuyant sur une théâtralité aussi simple qu’efficace. Il en va ainsi du numéro final : dans ce qui est certainement l’une des plus bouleversantes évocations scéniques du 11 septembre 2001, Marie-Jeanne, seule survivante, chante Le monde est stone dans un nuage de poussière et de papiers calcinés. Cette image, elle s’imprime en nous à jamais.
Starmania
À la Place Bell, à Laval, jusqu’au 17 août
Starmania: nous sommes Marie-Jeanne
Philippe Renaud Le Devoir Collaborateur Publié le 3 août Musique
Elle n’a pas demandé à venir au monde, nous dit Marie-Jeanne au début du premier acte de Starmania. « Qu’est-ce que j’vais faire aujourd’hui ? / Qu’est-ce que j’vais faire demain ? / C’est c’que j’me dis tous les matins », chante encore le personnage le plus important de l’opéra rock de Luc Plamondon et Michel Berger. « Je pense que c’est un des personnages les plus humains de l’histoire, et c’est pour ça que ses chansons ont eu une telle portée. Quand on les écoute, on accroche à ce qu’elles racontent », indique Alex Montembault, qui, après le triomphe parisien de l’an dernier, reprendra son rôle à la Place Bell le 6 août. Regards croisés avec trois interprètes du personnage clé de Starmania.
« C’est sûr que Marie-Jeanne est le personnage le plus important de Starmania », assure Louise Forestier, qui l’a interprétée lors de la première production au Québec de l’oeuvre, à l’ancien théâtre Comédie nationale, rue Sainte-Catherine, en 1980. « C’est le rôle auquel le public s’identifie tout de suite, et ça, c’est magique ! »
« Il y a dans Marie-Jeanne quelqu’un de complètement innocent — dans le bon sens du mot ! poursuit Forestier. C’est quelqu’un d’un peu perdu, qui tombe toujours en amour avec les mauvais gars », en l’occurrence Ziggy, ce « garçon pas comme les autres », chantera-t-elle aussi. « C’est un peu une victime, et ben du monde s’identifie à ça. Elle capte toutes les émotions autour d’elle, mais elle est naïve. »
Pour Fabienne Thibeault, qui a mis le personnage au monde, sur disque en 1978 et sur scène l’année suivante au Palais des congrès de Paris, elle est « une enfant-fleur, une jeune femme qui ressemblait au monde qu’elle a connu avant. Un personnage qui rêve d’idéal et d’un monde à refaire et qui témoigne de tout ce qui se passe dans cet Underground Café, où elle travaille, et des répercussions dans les hautes sphères de Monopolis », la capitale de l’Occident, prise entre les élans despotiques du milliardaire et aspirant président Zéro Janvier et la révolte des Étoiles noires, bande dirigée par Johnny Rockfort et Sadia.
Au fil des productions, Marie Carmen, Maurane, Luce Dufault, Isabelle Boulay et Lulu Hughes ont aussi servi les clients de l’Underground Café, gardant les yeux rivés au téléviseur sur lequel sont diffusées les infos du jour et l’émission Starmania, animée par Cristal, sorte de Star Académie avant son temps, à laquelle Ziggy rêve de participer. Ainsi, Marie-Jeanne tient, en ce sens, le rôle du choeur antique dans la tragédie grecque, à la fois témoin et narratrice, s’adressant parfois directement à l’auditoire.
La Marie-Jeanne d’Alex
Le metteur en scène Thomas Jolly a confié ce rôle à Alex Montembault, 25 ans, auteur-compositeur-interprète préparant aujourd’hui son tout premier album. « J’ai cru comprendre qu’on me l’a offert pour ma simplicité de jeu et de chant », raconte Alex, qui n’avait aucune expérience préalable en théâtre musical.
« La production cherchait quelqu’un qui chante sobrement pour porter au mieux le message de Marie-Jeanne, lequel détonne avec celui des autres personnages, hauts en couleur, féroces et sombres. Plus posée, elle explique au public ce qui se déroule. Dans ce spectacle intense, sonore et vocal, le personnage apporte un peu d’équilibre. »
Comme pour Fabienne Thibeault il y a plus d’une quarantaine d’années, Marie-Jeanne a apporté la consécration à Alex, sacré révélation masculine de l’année lors de la cérémonie des Trophées de la comédie musicale de juin 2023, à Paris (Montembault est non binaire et emploie les pronoms masculins).
Le talent d’Alex ne fait plus de doute, mais comme Thibeault, l’interprète a aussi le privilège d’incarner un des personnages les mieux servis par les chansons de Berger et Plamondon : Monopolis, Complainte de la serveuse automate, Un garçon pas comme les autres, Les uns contre les autres, tous des classiques de la chanson populaire francophone. « Si je peux me permettre, je ne suis pas certaine que c’était volontaire, à l’origine », affirme Fabienne Thibeault, qui a connu de l’intérieur la création de Starmania. « Je pense sans prétention que Marie-Jeanne est devenue le personnage principal peut-être grâce à la manière dont j’ai donné corps à ses chansons, puis à comment le public les a accueillies. »
Les immortelles
Selon Fabienne Thibeault, Marie-Jeanne n’était pas, au départ, un personnage principal : plusieurs de ses chansons étaient destinées à d’autres — comme Les uns contre les autres, écrite pour le personnage de l’actrice vieillissante Stella Spotlight, interprétée par Diane Dufresne, « mais la chanson ne l’intéressait pas, alors j’ai proposé de la faire », le dernier jour de l’enregistrement. Claude Dubois, débarquant en fin de soirée pour inviter les amis à aller faire un tour à l’Élysée-Matignon, boîte disco en vogue à l’époque, proposa d’improviser des vocalises sur la chanson, désormais assurée d’être sur l’album.
« Ah ! lâche Forestier en sursautant. Les uns contre les autres, c’est de la philosophie ! C’est une prière, c’est extraordinaire, d’une fantastique simplicité ! J’avais un amour profond pour cette chanson. Et Complainte de la serveuse automate, cette description qu’elle fait d’elle-même. Et la musique ! Chanter ça, c’était jamais plate. » Alex a pour sa part beaucoup d’affection pour Le monde est stone, « une des plus mythiques. Elle clôt l’histoire en résumant bien tout ce qu’on a entendu avant. Musicalement, elle possède tous les codes de la musique de Michel Berger, ses enchaînements harmoniques ».
Les chansons ont traversé le temps, mais qu’en est-il du récit ? « Je trouve qu’il y a ben des affaires qui passent encore aujourd’hui, affirme Louise Forestier. Je ne sais pas si ça a à voir avec son enfance à Saint-Raymond, mais Luc [Plamondon] a toujours eu dans sa création un regard sur le petit, l’abandonné. Sa sensibilité sociale est encore forte, parce que c’est ça, pour moi, Starmania : la lutte des classes, les ultrariches et les laissés-pour-compte. Et la révolte. »
« Je trouve que l’histoire de Starmania a malheureusement bien vieilli, confirme aussi Alex Montembault. Tout ce qui y est énoncé, ou dénoncé, est toujours d’actualité. Zéro Janvier, par exemple, le dictateur par excellence, nous fait tout de suite penser à des personnages politiques que je n’ai pas besoin de nommer. L’émission Starmania, comme les télécrochets d’aujourd’hui. L’effondrement de la plus haute tour de l’Occident. Les nombreuses questions d’identité de genre qu’on y aborde et qui sont hyperactuelles. En fait, Plamondon était précurseur de quelque chose et avait en même temps l’impression de raconter quelque chose de son temps. »
Starmania
Mise en scène de Thomas Jolly. À la Place Bell, à Laval, du 6 au 18 août.