La chanson au Québec

Voies multiples vers l'international et l'universel

Chansons québécoise et anglobalisation



Dans Le Devoir du 8 juillet dernier, [Dominique Goulet, du Festival d'été de Québec->29122], nous présente le scénario de «l'anglobalisation planétaire». La «chanson française [aurait] peu d'avenir», «ici ou en France, les jeunes [...] chantent en anglais». Il ne s'agit là, bien entendu, que d'une des multiples versions d'un credo qui nous est prêché sans relâche: l'anglais, langue d'Internet et du cyberespace, langue de l'avenir, langue des expressions culturelles...
Avant tout, soulignons qu'affirmer qu'«ici ou en France, les jeunes, peu importe le style musical choisi, chantent en anglais» est bien entendu réducteur et faux. Yann Perreau, Coeur de pirate et des centaines d'autres jeunes Québécois en font quotidiennement la preuve.
Signalons aussi que cette formulation contient la forme d'un cercle vicieux, d'une «prophétie autoréalisatrice». Si cette affirmation venait à être perçue par l'opinion publique, et par les jeunes en particulier, comme étant une «vérité inéluctable», que celle-ci soit vraie ou fausse n'aurait que peu d'importance. Sa répétition finirait par orienter le choix des jeunes artistes auteurs et interprètes et, en conséquence, par la réaliser tôt ou tard.
L'anglobalisation du cyberespace
Quant à la deuxième affirmation, à savoir que la chanson française n'aurait que peu d'avenir, elle est aussi réductrice et fausse. Dominique Goulet a eu la sagesse d'ajouter: «du moins pour l'instant». Malheureusement, ses dires ne s'appuient pas sur des statistiques particulières quant à l'évolution de la diversité linguistique des chansons. Elle affirme simplement: «on est en train de remarquer que [...]». Plutôt vague.
Puisqu'il est question de l'avenir et que de plus en plus les formes d'expressions culturelles comme la chanson prennent le chemin du cyberespace (Internet) pour être diffusées, je vais utiliser un rapport de l'UNESCO qui a minutieusement étudié l'évolution de la diversité linguistique sur Internet depuis douze ans.
Ce rapport de l'UNESCO (2008) constate que, depuis plus d'une décennie, les médias colportent une information fausse, à savoir que l'anglais représente 80 % du contenu d'Internet. Cette information fausse est aujourd'hui devenue un problème majeur, car tous pensent qu'elle est vraie. Alors qu'au contraire, on assiste à une progression ininterrompue du plurilinguisme sur la Toile.
En 1992, dans les mois qui ont suivi la création du réseau Internet, 100 % des pages étaient en anglais. Toujours largement majoritaire en 1998 (75 %), la part de l'anglais a diminué à 60 % en 2000, à 47 % en 2005 et était inférieure à 40 % en 2008 (page 19 et suivantes). Depuis ce temps, la progression importante des langues chinoise et russe dans le cyberespace a continué de faire reculer l'anglais. Fait significatif: le contenu en anglais de l'encyclopédie Wikipédia ne compte plus que pour 23 % des contenus.
La réalité du cyberespace est celle d'un progrès continu du plurilinguisme planétaire, qui s'accompagne d'une progression des moteurs de traduction instantanée.
Coeur de pirate
Est-ce qu'Internet change la donne dans le domaine de la chanson? Le récent succès, fulgurant, de Coeur de pirate mériterait d'être étudié plus à fond. À 19 ans, après à peine quatre petits spectacles, Coeur de pirate se positionne en ligne sur le site Internet «Myspace». Puis, elle commence à tourner à la radio. L'année suivante, elle est propulsée aux premiers rangs de la francophonie, remporte un «Victoire de la musique» pour sa chanson Comme des enfants, couronnée chanson la plus populaire de 2009 en France.
Sur YouTube, cette chanson a été écoutée plus de six millions de fois. Quelques-unes des autres chansons de cette artiste ont eu droit à plus d'un ou deux millions d'écoutes. En juin, Coeur de pirate a eu droit à sa soirée aux FrancoFolies de Montréal. Le 14 juillet, elle célébrait aux FrancoFolies de La Rochelle. Le 22 juillet, elle sera aux FrancoFolies de Spa, en Belgique. Elle enfile des tournées de spectacles des deux côtés de l'Atlantique depuis un an déjà. J'oubliais: Coeur de pirate chante en français et elle a 20 ans.
Croisée des chemins
Il faudrait examiner aussi le cas des Cowboys fringants qui, même s'ils ne tournent pas dans les radios françaises, parviennent à remplir des salles de 5000 amateurs en France. Là aussi, Internet semble jouer un rôle. Leurs chansons ont été écoutées des centaines de milliers de fois sur YouTube.
Il est probable qu'avec Internet, en chanson, le plurilinguisme demeurera la voie prédominante. Qui aurait cru que des chansons en langue innue, laquelle compte à peine plus de 10 000 locuteurs dans le monde, seraient vendues à plus de 100 000 exemplaires (Florent Vollant)? Elles aussi voyagent dans le cyberespace.
Devant les multinationales qui orientent l'industrie de la chanson vers l'anglobalisation, les voies indépendantes («indies») progressent. La chanson francophone au Québec est à la croisée des chemins. Plusieurs voies s'ouvrent à elles.
L'art ou l'argent?
D'abord, il faut poser que nul n'est besoin de vouloir conquérir l'univers pour être un artiste. Comme l'a déjà écrit Nathalie Petrowski, la réussite d'une carrière ne doit pas être mesurable que par «l'argent» ou un record Guinness du nombre de disques vendus.
Daniel Bélanger clame justement que le «toujours plus» de notre mode de vie nous mène tôt ou tard à «l'échec du matériel». Bélanger nous invite à «rêver mieux». Il nous chante «Tu me demandes combien je fais, je fais de mon mieux... Et ce mieux, combien c'est? Ce mieux est juste parfait...»
Daniel Bélanger est immensément loin d'être une idole planétaire comme l'est Céline Dion ou Simple Plan. Il pratique sa profession d'auteur-compositeur-interprète qui crée de la beauté. Il en vit. Pour des raisons personnelles, probablement, il préfère créer plutôt que faire le tour de la planète pendant cinq ans. Il a choisi le «local» plutôt que le «global», néanmoins sa poésie et ses chansons trouvent leur voie vers l'universel.
Vers une audience internationale
«Quitte le port, prends le large là-bas / Lève-la, l'ancre, lève-la», chante Alfa Rococo.
Pour les artistes et chanteurs québécois, le nombre de voies vers la mondialisation, vers une écoute internationale, se multiplie. Plusieurs restent à inventer et à développer.
Bien entendu, il y a la voie de l'autoroute «tout en anglais», comme la pratiquent Simple Plan et d'autres groupes. Il faut noter que souvent les succès des disques en anglais de chanteurs francophones ne dépassent pas les frontières du Québec (Sylvain Cossette). Que certains artistes, après avoir tenté de percer en anglais et échoué, se sont établis en français. Enfin, un groupe comme Malajube a connu un certain succès en chantant en français lors de tournées en pays anglophones et germanophones.
Il y a toujours le vaste champ de la France et de la francophonie européenne, où Félix Leclerc a ouvert la voie et Jean-Pierre Ferland, Gilles Vigneault et bien d'autres ont oeuvré: Robert Charlebois, Céline Dion, Daniel Lavoie, Diane Dufresne, Garou, Isabelle Boulay, Roch Voisine et tous les interprètes québécois des oeuvres de Luc Plamondon et de ses complices européens. Plusieurs autres les ont suivis, avec des degrés de réussite variés. Coeur de pirate vient d'y surgir, alors que Pierre Lapointe, Ariane Moffatt, Karkwa, Alfa Rococo et d'autres explorent cette avenue.
Garou, après avoir séduit la francophonie européenne, a fait des tournées dans des pays francophiles (Pologne, Roumanie, etc.), membres de la Francophonie. Il est fascinant de constater que sur Internet, plus de 10 ans après la diffusion de Notre-Dame de Paris, les chansons de cette oeuvre musicale sont toujours écoutées par les internautes de tous les pays. Une chanson comme Belle a été écoutée plus de 10 millions de fois dans ses différentes versions et les commentaires du type «j'apprends le français depuis que j'ai découvert cette chanson» sont très présents.
Il y a le monde musical des «sans langue» ou des «langues inventées», comme le pratique le Cirque du Soleil et ses compositeurs (classés dans «musiques du monde»), ainsi que Jorane.
Dans ces «musiques du monde», il y a aussi cette francophonie québécoise qui se déploie vers l'Europe, le monde africain et les Antilles (Luck Mervil, Corneille, les frères Diouf, Emeline Michel, etc.). Il en résulte des hybridations soudaines, telles que Dobacaracol qui a promené durant trois ans sa musique du monde dans une quinzaine de pays, avant de se réinventer en une série d'autres groupes.
Langue latine
Il y a la voie de l'hybridation avec le monde latin. La latinité que l'on sous-estime grandement ici au Québec. Le français est une langue latine. On nous ressasse sans arrêt que nous sommes entourés d'une mer anglophone (plus de 300 millions de personnes), mais on omet de souligner qu'au-delà de cette mer, il y a un océan de quelque 600 millions de Latins. De plus en plus d'artistes aiment bien explorer cette voie: Florence K., El Colectivo, Bïa, Monica Freire, Qbanito, Hombre (le nouveau groupe de Tomas Jensen qui se produit en espagnol). Parlant de latinité, il ne faut pas oublier Marco Calliari, qui lui recrée les classiques italiens.
Il y a Linda Thalie qui marie avec aisance francophonie et arabophonie. Une carrière à la Dalida lui semble ouverte, le talent est là. Il lui faudra trouver les vents porteurs et bien s'entourer afin de mieux naviguer. D'origine libanaise, il y a aussi K-Maro qui a choisi une hybridation du français et de l'anglais.
Enfin, il y a tout l'apport des cultures et langues amérindiennes à la culture québécoise et aux musiques du monde. Des artistes innus comme Florent Vollant (et Kashtin) ont déjà enrichi la culture québécoise et utilisé la passerelle francophone pour mettre en valeur leur apport à la diversité culturelle. D'autres artistes innus, algonquins, attikameks, inuits, etc., créent et ont commencé à essaimer au-delà de leur communauté (Samian, Élisapie Isaac, Sakay Ottawa, etc.). Encore là, le cyberespace joue un rôle. Bienvenue à bord et bon voyage.
Diversité culturelle et linguistique
En 2007, l'UNESCO a promulgué une Convention sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles. Plus d'une centaine de pays l'ont déjà signée. Il est peu probable que le scénario selon lequel l'avenir de la mondialisation mènerait à une forme de monolinguisme se réalise. L'évolution du plurilinguisme dans Internet au cours des 15 dernières années nous indique plutôt cette voie, ce scénario, comme étant le plus probable.
La Russie et la Chine ont pris récemment des mesures afin que leurs langues s'imposent comme langues internationales. Il est possible qu'au prochain sommet de la Francophonie en octobre, à Montreux, le français fasse de même. De grandes zones planétaires d'influence culturelle sont en formation: anglophonie, francophonie, hispanophonie, mandarin, russophonie, arabophonie, etc. Elles se chevauchent et s'interinfluencent. Elles offrent des langues passerelles planétaires tout en préservant une diversité des manières de connaître et de penser.
Depuis 2007 en particulier, la communauté internationale réalise qu'écologiquement, il n'est pas prudent de mettre en avant un scénario visant à «formater» les esprits dans une même langue minimaliste. Il est urgent d'oeuvrer à préserver les diverses manières de connaître et de penser le monde afin de préserver la créativité, la diversité.
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Alain Lavallée - Longueuil


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