Alain Dubuc - À mes amis souverainistes

Une désolante chasse à l’homme

"À mes amis souverainistes" - Alain Dubuc

Prenons le diagnostic de ce livre d’Alain Dubuc à froid : la souveraineté n’adviendra pas. Deux référendums sont là pour nous en convaincre, en plus du constat fait par le leadership souverainiste de l’impossibilité d’un troisième. Jamais dans l’histoire politique du dernier demi-siècle, les souverainistes ne sont parvenus à rallier les Québécois à leur option, sauf après l’échec de l’Accord du Lac Meech, où s’est dégagée pendant quelques années une majorité qui aurait pu aboutir dans une victoire référendaire, ce que confirment d’ailleurs toutes les enquêtes d’opinion publique.
Alain Dubuc montre sans trop de difficulté que les souverainistes vraiment résolus, ceux qu’on nomme les indépendantistes, sont minoritaires au Québec et comptent pour un peu moins de 25 % de l’électorat. Si d’autres segments de la population adhèrent à différents degrés au projet souverainiste, on ne trouve plus chez eux la même détermination à placer la question nationale au-dessus de tout et à faire de la souveraineté la seule réponse qui y soit appropriée. Le pli naturel de l’électorat québécois serait l’autonomisme, même si l’immense majorité des francophones se représente d’abord dans une appartenance prédominante au Québec. Il s’agirait alors de renoncer à forcer la marche vers la souveraineté en misant sur des circonstances exceptionnelles. La décomposition progressive du vote péquiste depuis le dernier référendum serait le symptôme le plus évident de cette régression de la cause de l’indépendance qui aurait perdu son dynamisme et qui ne survivrait qu’à la manière d’une habitude politique ou d’un beau rêve auquel on ne saurait comment renoncer. La lutte pour la souveraineté n’aurait finalement été qu’une parenthèse dans l’histoire du Québec.
La guerre est finie.
«Dans le fond, il ne s’agit pas, pour les souverainistes, d’abandonner, de démissionner, de concéder une victoire qui était à portée de la main, de perdre parce qu’ils ont baissé les bras. Car la défaite a déjà eu lieu. Ce qu’on demande aux souverainistes, c’est plutôt d’accepter le verdict que leur impose déjà la réalité» (p. 201). Ce n’est pas le fédéralisme qui devrait les amener à déposer les armes, mais le réalisme. Car tendre le nationalisme québécois vers la souveraineté alors qu’elle serait irréalisable serait la meilleure manière de dilapider l’énergie collective qu’il génère dans des luttes stériles, toutes faites pour gagner après coup une guerre terminée avant-hier. D’une certaine manière, la souveraineté serait devenue une comédie, une figure de rhétorique imposée traduisant un idéal avec une certaine noblesse mais de moins en moins un projet politique. L’impasse de la souveraineté conduirait à une impasse qui favoriserait notamment une culture politique victimaire où le Québec n’en finirait plus de quémander à Ottawa des pouvoirs qui lui seront refusés dans l’espoir de créer une crise que les souverainistes pourraient instrumentaliser au nom de leur option. Ce souverainisme de l’impuissance générerait aussi paradoxalement un basculement fantasmatique où l’idéalisation du pays rêvé prendrait la place du pays réel.
C’est toute l’histoire du Québec qui se déprendrait ainsi de sa question fondatrice. « C’est ce que j’appellerais le cycle des plaines d’Abraham, parce qu’il était fondamentalement le prolongement du combat entre Canadiens français et Canadiens anglais» (p. 28-29). À tout le moins, le cycle politique ouvert avec la Révolution tranquille se terminerait. Nous serions déjà dans une ère post-souverainiste. La question nationale terminerait ainsi sa dislocation et ne parviendrait plus à polariser significativement l’espace politique québécois. «Par rapport [aux] questions majeures qui prennent une place croissante dans nos préoccupations, le projet souverainiste n’est ni positif, ni négatif, il est plutôt neutre, parce qu’il n’est tout simplement pas dans le paysage» (p. 77). Dubuc cherche alors à en tirer les conséquences. Si la souveraineté n’est pas possible pour un bon moment, pourquoi ne consentirait-on pas à un redécoupage de l’espace public qui sacrifierait de vieux clivages stériles pour en faire naître de nouveaux, plus conformes à la dynamique réelle de la société québécoise? Pourquoi ne pas en finir avec la question nationale, demande Dubuc, à ses amis souverainistes, qu’il croit disposés à entendre ce message difficile ?
Je ne suis probablement pas l’un des amis souverainistes d’Alain Dubuc. Si je prends la peine de cette précision, c’est pour rendre justice à l’auteur : il le dit explicitement, à aucun moment il n’a cru possible de convaincre les souverainistes convaincus. Ceux qu’il désire rallier à sa cause sont les souverainistes « épris de modernité» qui partagent avec lui un bloc massif de convictions et qui ne renonceraient à rien de fondamental en ne cherchant plus à faire du Québec un pays. Ceux qu’il désire convaincre, en un sens, sont les souverainistes post-nationalistes, les souverainistes modernitaires, qui se sont imposés depuis le dernier référendum et qui ont proposé une vision du Québec pareille à celle de Dubuc, si ce n’est du souci qu’ils avaient encore d’articuler cette vision avec l’éventuelle mise au monde d’un nouveau pays. Je ne sais rien du carnet d’adresse d’Alain Dubuc, mais je devine ainsi que ses amis souverainistes s’appellent André Boisclair ou Daniel Audet.
Il y aurait ainsi entre les « souverainistes modernes et les fédéralistes modernes» un consensus qui devrait désormais se traduire politiquement. Ce consensus serait celui d’un profond désir de modernité, qui s’exprimerait dans trois dimensions fortes : une plus grande recherche de prospérité, une réinvention de la solidarité et une adhésion résolue au multiculturalisme. Ce projet, Dubuc le présente comme une nouvelle Révolution tranquille permettant à terme d’accoucher d’un miracle québécois soulageant les Québécois sur le plan identitaire en les présentant pour la terre entière comme un modèle à suivre d’innovation et de créativité. Les succès individuels des Jacques Villeneuve, Céline Dion et Guy Laliberté préfigureraient ceux d’un Québec de gagnants. Il faudrait multiplier de tels succès qui seraient bien plus significatifs pour le Québec qu’un gain de pouvoir politique. «C’est important pour nous. Assez pour vouloir multiplier les occasions de succès et même ériger consciemment en stratégie la recherche de triomphes à travers le monde. […] Pour qu’à travers le monde, on fasse Wow en pensant à nous» (p. 228). Pour cela, Dubuc qualifie son projet de «joyeux», d’autant plus qu’il empêcherait une régression identitaire et une grande dérive vers un nationalisme de survivance qui minerait secrètement la société québécoise. C’est pourquoi Dubuc nous dit que ce nouveau «combat national» ne se fera pas contre le Canada mais bien contre les forces qui au Québec même, entravent le plein accomplissement de la modernité. Dubuc nous donne une idée de son Québec idéal en faisant la liste des débats qui devraient l’animer. Tous portent sur son adaptation plus ou moins volontaire aux mesures mises de l’avant dans Éloge de la richesse, et qui devraient permettre la réalisation d’un miracle québécois, susceptible de fournir à la collectivité un nouveau socle fondateur pour remplacer l’espace vacant d’un souverainisme vaincu. Disons-le autrement : Alain Dubuc nous propose ainsi la boboïsation comme projet de société.
Car s’il y a un camp du progrès et de la modernité au Québec, il y aurait aussi un camp de la réaction, de la régression. Ce courant remuerait «les boues nauséabondes de l’intolérance» (p. 206). C’est contre l’influence de ce courant «qui devrait rester dormant» ( p. 129) dans la politique québécoise que Dubuc mobilise des formules qui se veulent incisives dans un chapitre voué au procès de la «dérive identitaire» de la société québécoise. De quelle dérive parle-t-on ? De celle qui aurait pris forme à travers les accommodements raisonnables et qui aurait entrainé tous les grands partis québécois à ranimer une définition de la nation en contradiction avec le progrès, avec la modernité, dont Dubuc se veut l’interprète et le gardien. Tout l’ouvrage prend sens, ici. On pourrait même dire que le véritable pivot de cet ouvrage est celui divisant la société québécoise entre les forces de l’obscurantisme réactionnaire et celles du progressisme identitaire. Évidemment, une telle vision des choses fera grincer bien des dents. Parmi celles-là, les miennes. Car il me semble bien que la vision de Dubuc hérite d’un manichéisme qui n’est pas sans rappeler les vieilles lubies de l’extrême-gauche des années 1970, avec son internationalisme sans prolétariat. Ce n’est plus la révolution qui mobilise. C’est le progrès avec une majuscule. Un progrès associé au multiculturalisme, comme le reconnait Dubuc en écrivant que «partout dans le monde, le respect des minorités est devenu une question centrale. Les valeurs d’ouverture, d’inclusion, de tolérance, d’acceptation des autres représentent un défi majeur pour les sociétés avancées et sont devenues un test pour mesurer leur modernité» (p. 134). On comprend que Dubuc est candidat au poste d’évaluateur et qu’il entend bien recaler les mauvais élèves, et cela à n’importe quel prix. On les insultera, s’il le faut, en multipliant les anathèmes. Je préviens ici mon lecteur que je ferai une longue énumération, malheureusement nécessaire pour bien comprendre l’univers mental du procureur Dubuc, d’autant plus que la plupart des commentateurs de l’ouvrage ont jusqu’ici négligé cette dimension, comme si elle allait de soi, comme si personne ne devait questionner.
Allons-y donc avec cet acte d’accusation. Ainsi, les nationalistes conservateurs sont accusés de «nous faire régresser, justifier l’exclusion et nourrir l’intolérance» (p. 130), Yves Michaud est accusé «d’élucubrations sur la question juive» (p. 131), Mario Dumont d’entretenir «la méfiance à l’égard de l’immigration» (p. 131), le PQ de «glisser à droite» et de manquer d’«ardeur pour défendre les grands principes démocratiques» contre le soulèvement de Hérouxville (p. 131), le PQ de chercher à «séduire les vieux bleus et flirter avec le nationalisme frileux» (p. 132), Jean-François Lisée, qui est pourtant un «essayiste moderne» de fournir un argumentaire «se rapprochant dangereusement de celui du nationalisme traditionnel» où «la logique du nous» rejoignait celle du repli (p. 133). Le PQ serait ainsi coupable de s’associer avec des «souverainistes pressés, intransigeants sur les questions linguistiques» qui seraient «d’authentiques réactionnaires» (p. 133), Loco Locass de chanter des «hymnes racistes» (p. 135), et d’être «sans doute sans le savoir, profondément réactionnaire» (p. 136), le projet de loi 195 de fournir «une caution morale à une certaine forme d’intolérance» (p. 138), les adversaires du dédoublement des hôpitaux universitaires d’une «incroyable étroitesse illustrant la persistance des réflexes de repli» (p. 141), les adversaires d’une conversion de l’école au bilinguisme normatif de représenter «les forces de l’intégrisme» (p. 141) et d’incarner «un nationalisme timoré, qui prône le repli» et qui serait symptomatique d’un «refus de la modernité» (p. 142), les «péquistes modernes et modérés» de faire alliance avec des vétérans de la cause québécoise qui pratiqueraient «un nationalisme fortement teinté par des idées qui, dans d’autres pays, seraient qualifiées de réactionnaires» (p. 143), L’Action nationale de pratiquer en compagnie du SPQ Libre un «retour au nationalisme ethnique» (p. 143), le PQ de «minimiser les progrès linguistiques et donc, de nourrir l’insécurité et l’impuissance» (p. 143), de cultiver «l’insécurité identitaire et linguistique [qui] provoque des réflexes d’ethnocentrisme et de repli sur soi, comme la peur du bilinguisme, qui nous éloignent du progrès» (p. 144) et «d’associer l’immigration aux reculs du français, en glorifiant le «nous», ce qui favorise la peur de l’autre, les comportements d’exclusion, qui sont en fait la définition même de ce qu’est la droite dans une société avancée» (p. 144). Note finale, Alain Dubuc soupçonne «la propension qu’ont les Québécois francophones, surtout des régions, à s’inquiéter du français à Montréal est notre façon à nous de dire qu’il y a trop d’immigrants» (p. 139).
Résumons le tout : il y a les bons et les méchants, les vertueux et les salauds, les progressistes et les réactionnaires. Il y a les modernes et les antimodernes, les épris de progrès et les obscurantistes. Dirait-on les choses excessivement en disant qu’une telle vision manque de nuances et qu’à tout classer sous le signe d’un crypo-fascisme à la québécoise, Dubuc pratique une forme de violence idéologique héritière des pires aspects du dernier siècle. Alain Dubuc ne fait évidemment pas parti de ceux qui pratiqueraient le terrorisme idéologique au-delà de la violence verbale. Il y a chez lui la civilité des inquisiteurs à la voix douce. Mais on sera néanmoins surpris par une telle pratique d’intimidation. Comment peut-on pratiquer un tel terrorisme idéologique tout en se réclamant de la tolérance, sinon en croyant incarner soi-même la tolérance, à la manière d’une avant-garde éclairée de la raison plurielle ? C’est à croire que l’architecture intellectuelle de Dubuc, celle héritée de sa jeunesse, l’a prédisposé à toujours traquer le salaud, à stigmatiser le réactionnaire. On me permettra de noter que ces propos délateurs se trouvent réunis sur une quinzaine de pages seulement, et qu’il m’aurait été possible d’en citer deux fois plus en les glanant dans tout l’ouvrage. On pourrait ainsi reproduire une liste qu’Alain Dubuc semble rédiger pour l’opinion publique en la prévenant contre des groupes et individus dangereux pour la démocratie. Kundera, dans L’art du roman, écrivait que «les empires totalitaires ont disparu avec leurs procès sanglants, mais l’esprit de procès est resté comme héritage, et c’est lui qui règle les comptes». Mao parlait de la ligne juste. Dans une forme qu’il lui [emprunte] probablement involontairement, Dubuc dit des «élans du nationalisme» qu’ils doivent «sans cesse être balisés et gérés, pour éviter les dérives et pour l’amener dans la bonne direction, celle du progrès» (p. 130). Ce nationalisme de progrès devrait se distinguer d’un «nationalisme alimenté par l’histoire», selon Dubuc, ce qui l’amène d’ailleurs à suggérer que le Québec devrait se défaire de sa devise «Je me souviens» (p. 95). Le moins qu’on puisse dire, c’est que Dubuc souhaite à tout prix être moderne et dans le sens de l’histoire. Une telle disposition idéologique a conduit une bonne partie des intellectuels occidentaux à se tourner vers les sectes totalitaires au vingtième siècle, dont les maoïstes et les trotskystes ont donné probablement parmi les pires incarnations. Alain Dubuc, qui n’aime pas l’histoire, sera déçu : de ce point de vue, c’est un héritier.
J’ai consacré un long passage de cette recension à la technique de dénonciation de Dubuc pour bien montrer comment au-delà d’un seul appel au réalisme pour les souverainistes, son livre en appelle plutôt à la diabolisation du nationalisme québécois, pour bien montrer comment sa fascination pour le progrès et la modernité l’entraine en fait à souhaiter une configuration de l’espace politique sur le modèle de la lutte antifasciste. Son livre ne fait pas un mauvais diagnostic sur le pourrissement de la question nationale. Les souverainistes devront en méditer les premiers chapitres en se demandant à quel point ils croient encore suffisamment à l’exigence vitale de l’indépendance pour trouver un nouveau chemin qui nous y conduise, maintenant que nous savons qu’il n’y a plus de ligne droite pour s’y rendre. Aussi sévère soit-il, ce diagnostic n’en demeure pas moins en bonne partie exact et pose une question simple à laquelle les souverainistes ont trop souvent cherché à se dérober : que vaut le souverainisme tel qu’il existe sans souveraineté à la clef ? Est-il responsable de se dire à la poursuite d’une souveraineté imminente si les faits confirment l’impossibilité de sa réalisation dans un horizon historique significatif ? Ces questions souvent soulevées par Jean-François Lisée et Christian Dufour, Alain Dubuc les reprend désormais à son compte dans la construction d’un nouvel argumentaire fédéraliste. Mais ce livre se discrédite dans une désolante chasse à l’homme qui n’est pas loin d’un maccarthysme progressiste. En croyant prophétiser un miracle, Alain Dubuc invite surtout à de nouvelles persécutions publiques contre ses concitoyens qui ne partagent pas son enthousiasme hypermoderne.
Alain Dubuc

À mes amis souverainistes, Éditions Voix Parallèles, 2008, 232 pages.
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Mathieu Bock-Coté

Doctorant en sociologie, UQAM


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