TRAITÉ DE PARIS

Un «torchon» pourtant conforme au droit international

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Intéressante querelle d'experts

Le traité de Paris de 1763, par lequel la France a cédé le « Canada » à la Grande-Bretagne, doit-il être qualifié de « vilain torchon » et considéré comme constituant une violation des lois fondamentales du royaume comme l’a fait Christian Néron dans ces pages, (Le Devoir, 5 septembre)? Louis XV a-t-il « trahi » ses sujets canadiens en agissant «au mépris des lois»? Si les lois de l’époque avaient restreint à ce point les pouvoirs du roi, aucune paix durable n’aurait été possible. La réalité est cependant tout autre.

Le traité de Madrid (1526) constitue le principal précédent à l’appui de thèse de M. Néron. Prisonnier de Charles Quint, François Ier doit souscrire des clauses draconiennes pour être libéré. Il cède la Bourgogne et renonce à la souveraineté sur l’Artois et la Flandre, que son ennemi possède à titre de vassal ; ses deux fils deviennent des otages. Il déclare privément récuser le traité, qui doit être ratifié ultérieurement par les états généraux du royaume (regroupant les représentants du clergé, de la noblesse et du tiers état) et être enregistré par les « parlements » des cours souveraines.

Après sa libération, en 1527, les Bourguignons refusent d’accepter la cession. Le roi réunit une assemblée consultative composée de prélats, de nobles de sang royal, de marchands parisiens, des juges du parlement parisien et de certains juges de province. Ceux-ci déclarent nul le serment royal garantissant le respect du traité, parce qu’extorqué. La Bourgogne, « première pairie » de France, est à leur avis inaliénable ; le lien entre la couronne et les sujets est également indissoluble. M. Néron en conclut que le roi ne peut unilatéralement céder ses sujets.

Les hostilités reprennent toutefois jusqu’en 1529. Par la paix de Cambrai, les otages sont libérés. La Bourgogne demeure française, mais la cession de souveraineté sur l’Artois et la Flandre est confirmée. Le traité est enregistré au parlement, sous réserve d’une annulation ultérieure à la requête du roi. En 1536, une nouvelle guerre le rend caduc. En 1537, il est déclaré nul par une assemblée semblable à celle de 1527, car le roi ne peut renoncer aux droits de la couronne. Cependant, le monarque abandonne de nouveau cette souveraineté à Crépy (1544), ce que confirme le traité du Cateau-Cambrésis (1559), enregistré par les parlements.

Le principe d’inaliénabilité du royaume permet donc d’annuler la cession de la Bourgogne, que le roi possède effectivement, car il n’y a pas véritablement consenti. François Ier et Henri II doivent toutefois renoncer aux prétentions françaises sur l’Artois et la Flandre, contrôlées par Charles Quint. Les parlements entérinent le traité de 1559, malgré la déclaration de 1537 annulant le traité équivalent de 1539. Ainsi, au XVIe siècle, un traité de cession approuvé par le roi et enregistré par les parlements est pleinement effectif. Les lois fondamentales sont invoquées pour rejeter un tel traité et déclencher ou légitimer de nouvelles hostilités.

Consentement à la souveraineté

Comment les internationalistes abordent-ils la question d’une cession de souveraineté ? En 1598, Gentili estime que la population visée doit consentir à celle-ci. Bodin et Grotius sont de cet avis pour la majorité des royaumes d’Europe ; l’autorité du souverain peut toutefois être illimitée depuis la conquête ou la fondation initiales du royaume, comme en Afrique et en Asie. En 1688, Pufendorf ajoute qu’en cas de nécessité extrême, le souverain peut agir sans consulter la population, mais celle-ci pourra résister ou tenter d’obtenir son indépendance. En 1748, Christian Wolff précise qu’elle peut se soumettre tacitement.

En 1758, le Suisse Vattel défend des idées semblables. Il pense qu’en France, les états généraux peuvent consentir à une cession, mais ils n’ont plus été convoqués depuis 1615 ; en outre, il n’est plus d’usage de faire enregistrer les traités par le parlement de Paris. Par conséquent, lors de négociations diplomatiques, la volonté du roi doit être assimilée à « celle de la France entière », car la nation lui a remis tacitement tous ses pouvoirs. Autrement, « on ne pourrait contracter sûrement avec la couronne de France ».

Cette analyse montre qu’en 1763, le roi a pleine autorité pour conclure seul un traité de cession, aussi bien du point de vue du droit international que du droit interne. Sa validité n’ayant pas été remise en question à l’époque, le traité de Paris est devenu pleinement exécutoire. Même si l’on admettait que le consentement des sujets « canadiens » était requis, le traité de Paris leur accorde dix-huit mois pour vendre leurs biens à des sujets britanniques et quitter la colonie. Ainsi, ils peuvent préserver le lien qui les unit à leur souverain. Cela semble respecter le principe posé en 1527.

Royaume et colonie

M. Néron estime également que le Canada était inaliénable, car il faisait partie du domaine royal. Les règles pertinentes n’ont toutefois jamais été appliquées dans la colonie. En France, les biens du domaine sont concédés moyennant un prix d’entrée ; ils peuvent toujours être repris en remboursant celui-ci. En Nouvelle-France, les seigneuries sont concédées gratuitement à partir du domaine royal, en pleine propriété si elles sont peuplées.

Des édits royaux distinguent aussi le royaume de la colonie. Les habitants de celle-ci sont « censés et réputés » sujets du roi ; ils peuvent « venir habiter en France » et jouir des droits qu’ils auraient eus en « demeurant » dans le « royaume ». La Nouvelle-France n’est donc pas considérée comme une ancienne province du royaume, laquelle serait inaliénable. Le traité de Paris est donc conforme aussi bien aux lois fondamentales du royaume, telles qu’elles étaient appliquées en 1763, qu’aux règles du droit international public de l’époque.


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