Un Pays basque, Trois-Pistoles et Vive le Québec livre !

Il est connu comme le loup blanc, qui doit bien traîner dans les forêts alentour. C'est un aristocrate qui voudrait se présenter en bon sauvage. C'est un homme que l'on soupçonne de craindre la tombée du soir.

Livres - revues - 2010

à lire

« Bibi », de Victor-Lévy Beaulieu, éd. Grasset, 594 p., 23 €.
Olivier Mony
Bienvenue chez les Basques. Bienvenue à Trois-Pistoles, leur capitale. Bienvenue au pays des orignaux, des baleines chanteuses, des bières brunes et épaisses, de la Poutine, revigorante spécialité locale à base de fromages et pommes frites, des 4 × 4 survitaminés fonçant vers nulle part dans la nuit profonde. Bienvenue, aussi, au pays des cliniques dentaires et magasins funéraires qui semblent constituer l'essentiel de l'offre commerciale et de services de ce gros bourg mystérieux comme un épisode inédit de « Twin Peaks ».
Bienvenue au pays de Notre-Dame-des-Neiges, dont l'exubérance cathédralesque et baroque veille sur ce petit monde doux et dingue à la fois. Bienvenue au Pays basque donc, ainsi que se nomme cette terre depuis qu'un jour du XVIIe siècle, des pêcheurs de Ciboure, les Oyarzabal, firent une pause sur les rives du Saint-Laurent et eurent sans doute le sentiment d'être revenus à la maison…
Bienvenue aussi au pays de Victor-Lévy Beaulieu. Rien de basque cette fois-ci (hormis peut-être un vague béret) chez ce barde de Trois-Pistoles, éternel enfant terrible du pays. VLB, ainsi que chacun aime à le nommer, est un curieux croisement vernaculaire de Victor Hugo et Cervantès (ce dont d'ailleurs, en une touchante absence de modestie, il ne se défend que modérément…), un Falstaff québécois pour qui la démesure est la norme, un anachorète sociable et exhibitionniste, vivant au milieu de ses chèvres, ânes, chats et chiens, le rêve d'un roman total. Un forban, un pirate, une grande gueule qui pourrait n'être que pittoresque s'il n'était aussi furieusement doué. Car ce loustic à la barbe fleurie, ce sale gosse désormais sexagénaire, est certainement un immense écrivain. Publié en France dès la fin des années 60, par Dominique de Roux d'abord, puis par Flammarion, il fut « the next big thing » un quart d'heure et oublié aussitôt. Grâce doit donc être rendue à la maison Grasset de réparer cette injustice avec ce « Bibi » monumental de saison, empruntant à l'« Ulysse » de Joyce et au Consul de Lowry et dont les meilleures pages répondent au programme dostoïevskien, « ajouter de la beauté au monde ».
Romantique et misogyne
Soit donc, l'histoire d'un homme, ancien poliomyélitique, qui de nos jours dans une chambre d'hôtel de Libreville, au Gabon, boit du whisky et attend une femme qui peut-être ne viendra pas, ne viendra plus. Cette femme, Judith, aux yeux grands et mauves comme ceux d'Elizabeth Taylor, jadis follement aimée, se rappelle au meilleur souvenir du narrateur en lui fixant des rendez-vous un peu partout dans le monde, de l'Amérique à l'île de Pâques, qu'elle met un point d'honneur à ne pas honorer. Tout ceci se terminera là où le monde fit ses débuts, dans la vallée de l'Omo en Éthiopie.
Bien entendu, « Bibi » est un beau livre romantique - et misogyne aussi, les femmes y sont magiques et pas mal enquiquinantes. Beaulieu y décoiffe le roman sentimental, l'épopée foutraque, avec les armes d'une postmodernité qui fait semblant de s'ignorer, et, surtout, la force d'une langue qui se réengendre presque à chaque page. Victor-Lévy Beaulieu écrit un français tel qu'on ne peut plus le lire sans doute que dans la Belle Province (ou tel que l'écriraient Sabato ou Lezama Lima, dont il est frère en démesure baroque, s'ils avaient eu la bonne idée de naître français). Sa plume est de combat et lyrique à la fois.
Un livre chez VLB, ça justifie le monde, bien sûr, et le Québec également, chanson douce et ligne d'horizon indépassable de son univers. Dans son chalet de bois niché au cœur d'un jardin merveilleux, l'écrivain hisse les trois couleurs bleu, blanc, rouge et le drapeau des patriotes commémorant le soulèvement contre les Anglais de 1837. Il dit de la France « qu'elle a abandonné ses enfants du Nouveau Monde en 1763. Depuis, on attend qu'elle revienne… » et se souvient avec émotion avoir suivi dans sa Plymouth Fury jaune vif le voyage de De Gaulle en 1967, de l'anse Foulon jusqu'à Montréal.
Aristocrate et bon sauvage
Il vitupère drôlement contre ce pays qui parfois semble avoir peur de sa liberté, se gausse de nombre de ses compatriotes écrivains - « que des retraités de l'enseignement qui écrivent comme Paul Féval » - et se lève chaque matin à l'aube, pour s'occuper de ses bêtes et faire des confitures. Éditer des livres aussi (plus de 1 200 depuis le début de sa carrière) et en écrire (près de 80 selon la bibliographie obligeamment fournie par son éditeur). Il fait le clown, se présente aux élections, emmerde joliment son monde. Il est connu comme le loup blanc, qui doit bien traîner dans les forêts alentour. C'est un aristocrate qui voudrait se présenter en bon sauvage. C'est un homme que l'on soupçonne de craindre la tombée du soir. C'est un écrivain perdu au cœur d'un drôle de Pays basque, parmi des dentistes et des croque-morts, des poivrots et des clochards célestes, des orignaux et des baleines chanteuses. Perdu parmi les siens.
« Victor-Lévy Beaulieu, un Falstaff québécois pour qui la démesure est la norme »


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