Figure majeure de l’analyse de l’opinion publique en France, Jérôme Fourquet sait décrypter les tendances lourdes qui façonnent notre époque. Surtout, il sait en tirer quelques leçons particulièrement utiles pour notre compréhension de la vie publique. Dans son ouvrage Le nouveau clivage, qui vient de paraître aux éditions du Cerf, il se penche sur quatre événements politiques récents et majeurs pour illustrer une recomposition de l’espace politique à la grandeur du monde occidental. De l’élection de Donald Trump (2016) à celle d’Emmanuel Macron (2017), en passant par l’élection à la présidence autrichienne (2016) et la victoire du Brexit au moment du référendum demandant aux Britanniques s’ils voulaient sortir de l’Europe (2016), Fourquet remarque le remplacement de plus en plus marqué du clivage gauche-droite par un nouveau clivage qui traduit les tensions sociales et idéologiques propres à la mondialisation. Certes, les formations politiques traditionnelles cherchent encore à plaquer leur grille d’analyse sur la vie démocratique, mais la poussée des partis populistes et l’instabilité de plus en plus marquée de l’électorat témoigne d’une fragilisation des identités partisanes qu’il est difficile de nier. Partout en Occident, le monde politique bouillonne. Une nouvelle époque se dessine: il est normal qu’un nouveau débat politique s’impose.
Fourquet n’est certainement pas le premier à faire ce constat. En fait, cela fait un bon moment que le clivage gauche-droite est contesté et qu’on constate son incapacité à traduire les polarisations qui structurent nos sociétés. On a cru pour un temps contourner cette situation en usant du pluriel pour parler des gauches et des droites, en plus d’ajouter que les familles se croisaient lors des consultations populaires particulières, comme les référendums portant sur l’Europe ou lors des élections européennes. C’est un peu comme si les catégories politiques ordinaires éclataient lorsque les passions politiques se libéraient, ce qui arrive lorsque se pose explicitement la question des fondements de la communauté politique. En France, des hommes comme Philippe Seguin, Charles Pasqua ou Jean-Pierre Chevènement ont voulu, transcender le clivage gauche-droite, avant d’être rattrapés par lui. Il faut dire qu’en France, ce clivage structure l’imaginaire politique davantage qu’ailleurs en Occident. Ce qui est normal, dans la mesure où c’est là qu’il est né. Il faut dire aussi que d’un système politique à l’autre, le renouvellement des partis est chose plus ou moins aisée. On en trouve aussi pour soutenir que le clivage gauche-droite, au-delà de ses contenus idéologiques qui varient d’une époque à l’autre, réfère à des anthropologies distinctes plus fortes et structurantes que l’on veut bien le croire. D'une époque à l'autre, ils cherchent à dégager les permanences de l'imaginaire politique.
Fourquet n’est certainement pas le premier à noter cette évolution. Mais son immense vertu, c’est de documenter la thèse du changement de clivage avec une somme impressionnante de données. Il scrute l’électorat, note des mutations sociologiques, identifie les facteurs qui pèsent le plus dans les préférences électorales. On résumera ainsi ses observations. Les populations privilégiées des métropoles qui participent pleinement à la dynamique de la mondialisation sont portées à soutenir une vision du monde où les frontières doivent s’effacer et les sociétés se multiculturaliser. Elles se reconnaissent dans ce slogan qui veut que la diversité soit toujours une richesse. Les populations des petites villes ou des régions, quant à elles, semblent attachées au cadre national, veulent voir leurs frontières protégées et leur identité culturelle se maintenir sous le signe de la continuité historique. Elles se perçoivent aussi comme les victimes de la mondialisation. Évidemment, ici, on schématise à outrance. Mais on a quand même là les fondements sociologiques de la recomposition politique. On ajoutera ceci: dans la mesure où les populations «périphériques», pour reprendre la formule de Christophe Guilluy, se sentent globalement dépossédées par la grande transformation mondialiste et multiculturaliste, elles adoptent un comportement politique insurrectionnel qui peut profiter à une figure comme Donald Trump ou à d’autres leaders que la politologie assimilent, quelquefois exagérément, au populisme.
Fourquet le dit clairement : «ce à quoi nous sommes en train d’assister est une mise en conformité du paysage électoral et de l’offre politique avec les nouveaux clivages économiques, sociaux et sociétaux» (p.15). Si on peut contester son lexique, qui reconduit les catégories biaisées et usées du progressisme, en parlant ainsi du clivage entre les tenants de la «société ouverte» et de la «société fermée» (p.10), on ne contestera certainement pas le fondement de son analyse. Quel vocabulaire adopter, alors, sans reprendre les termes moralement connotés qui servent à disqualifier ceux à qui on les accole? Chaque famille politique tend à proposer ses propres termes, à son avantage. Faut-il désormais parler du clivage entre les progressistes et les conservateurs? Entre les mondialistes et les souverainistes? Ces termes, pourtant, ne se superposent pas, même s’ils peuvent se croiser. C’est qu’il faut aussi distinguer entre la question identitaire et la question anthropologique. En un mot, on peut être très sévère envers l’immigration massive et relativement libéral en matière sociétale. Ou l’inverse, d’ailleurs. Peut-on encore espérer, dans nos sociétés, une stabilisation à venir des courants politiques qui permettrait de reconstituer des camps politiques durables? Cela dépend en partie, on l’a dit, du système électoral mais aussi de la capacité de chacune de ces familles à structurer son propre discours durablement.
Une autre question: ce nouveau clivage n’est-il pas transitoire? Peut-on imaginer quelque chose comme une alternance régulière entre un candidat clintonien et un candidat trumpien, au-delà de la personnalité singulière de Clinton et de Trump? Cette opposition maximale, qui polarise fortement la vie politique, peut-être devenir la nouvelle norme d’une société s’habituant à nouveau à des passions politiques fortes? Chose certaine, la démocratie contemporaine se délivre de l’illusion gestionnaire qui laissait croire à la privatisation de la question des finalités, les partis se contentant de s’opposer artificiellement et à la surface des choses à la manière de deux factions de la même élite au pouvoir refoulant les quelques dissidents et fâcheux dans les marges. La politique trouve une nouvelle charge existentielle. Elle pose la question de la nature même de la société dans laquelle nous espérons vivre. Une nation est-elle encore une communauté historico-politique ou n’est-elle plus qu’une plate-forme appelée à s’insérer dans les circuits complexes de la mondialisation. Des visions véritablement différentes de la société s’opposent. On sera gré à Jérôme Fourquet de fournir avec ce livre de grande qualité une riche matière et de fines observations permettant de penser finement, et au-delà de la spéculation idéologique, la recomposition politique dont nous sommes contemporains.