Un Laurier pour le Canada du XXIe siècle?

Course à la chefferie du PLC



Pour fournir un éclairage complémentaire aux analyses courantes devant les défis qui attendent les candidats au congrès à la direction du Parti libéral du Canada (PLC) qui s'ouvre ces jours-ci à Montréal, je vais évoquer dans cet article les principaux aspects de la pensée d'un des grands leaders historiques de cette formation partisane, Wilfrid Laurier. Ce rappel me permettra de formuler des questions précises aux trois principaux aspirants (Dion, Ignatieff, Rae) à la direction du PLC. Une première question me semble résumer la conjoncture actuelle: le PLC est-il capable de concilier l'héritage de Pierre Elliott Trudeau et celui de Laurier dans le Canada du XXIe siècle?
Son discours le plus important, Wilfrid Laurier le prononça à Québec le 26 juin 1877, plusieurs années avant de devenir chef du parti et premier ministre du Canada. Le discours de Québec, étayé autour de quatre dimensions, lui permit de redéfinir le libéralisme politique pour son époque et pour une bonne partie de la nôtre.
Laurier proposa d'abord une définition pluraliste de la démocratie moderne. Il reconnut la légitimité de la disposition conservatrice, mais exprima sa préférence pour l'approche libérale qui considère que partout, «dans les choses humaines, il y a des abus à réformer, de nouveaux horizons à ouvrir, de nouvelles forces à développer». À cette démarche réformatrice, il ajouta un visage résolument non doctrinaire.
Dans un deuxième temps, Laurier renouvela donc son adhésion au gradualisme et à la modération du libéralisme anglais. Cet aspect de sa pensée devrait interpeller ces intellectuels sérieux que sont les Dion, Ignatieff et Rae. Au XXe siècle, c'est Isaiah Berlin qui a su formuler l'antithèse de l'idéalisme doctrinaire: «Nous devons donc nous livrer à un système de concessions mutuelles - les règles, les valeurs, les principes doivent céder les uns aux autres, à divers degrés, dans des situations particulières... En ces matières, une certaine humilité est absolument nécessaire.» Je crois ne pas être le seul à penser que l'impasse Canada-Québec et la crise de conscience actuelle du PLC, laquelle sera omniprésente au congrès de Montréal, sont liées à l'esprit doctrinaire de M. Trudeau dans sa lutte contre l'Accord du lac Meech et contre l'idée de société nationale distincte pour le Québec.
À une époque dominée par la doctrine ultramontaine des évêques catholiques, Laurier fit preuve d'un immense génie politique. Il sut reconnaître la légitimité d'un rôle politique pour l'Église, tout en cernant les limites au-delà desquelles nul ne saurait aller pour influencer l'opinion de l'électeur. L'intimidation, la fraude, la terreur, ne sauraient être employées dans une société démocratique. J'ajouterais que subsistent en 2006 des relents doctrinaires importants au PLC.
Le pouvoir judiciaire
Jean Chrétien et Paul Martin ont souvent exprimé leur foi en l'infaillibilité du pouvoir judiciaire au Canada. La réforme de 1982 a proclamé la suprématie de la constitution, donné un immense poids à la Charte dans la construction de la nation canadienne, tout en renforçant considérablement le pouvoir judiciaire. La loi de 1867, quant à elle, proclamait la prépondérance du Parlement tout en insistant sur l'importance du fédéralisme et la préservation du droit à la différence des communautés fédérées. Au congrès de Montréal, lequel parmi les principaux candidats osera reprendre le flambeau de Laurier pour définir cette fois-ci les limites d'un certain absolutisme judiciaire chartiste? Dit autrement, comment le PLC et son futur chef vont-ils envisager l'équilibre entre l'esprit de 1867 et l'esprit de 1982?
Laurier frappa finalement les esprits en 1877 grâce à la générosité de coeur et d'esprit qui inspira sa relecture de l'histoire canadienne. Il s'adressa aux rebelles de 1837-1838, aux opposants rouges jusqu'auboutistes sous l'Acte d'Union, aux adversaires du projet fédéral de 1867. Il parla en réconciliateur, reconnaissant pour chaque époque les raisons d'une forte opposition tout en fournissant les motifs d'un vivre ensemble renouvelé pour l'avenir. Lequel, parmi les candidats actuels, parlera d'une voix assez généreuse pour s'adresser à des Québécoises et à des Québécois qui avaient des motifs raisonnables de voter OUI lors des référendums de 1980 et de 1995, de croire en la clause de la société distincte dans l'entente du lac Meech comme base symbolique d'un compromis sur le terrain de l'identité et comme principe interprétatif pour l'ensemble de la Constitution y compris la Charte?
À propos de Louis Riel
Sur ces questions, je rappellerai des mots célèbres prononcés par Laurier en 1886 après la pendaison de Louis Riel: «ce qui est détestable, ce n'est pas tant la rébellion que le despotisme qui engendre la rébellion; ce qui est détestable, ce ne sont pas les rebelles, mais les hommes qui, ayant les avantages du pouvoir, n'en remplissent pas les devoirs; ce sont les hommes qui, ayant le pouvoir de redresser les torts, refusent de prêter attention aux pétitions qu'on leur adresse; ce sont les hommes qui, lorsqu'on leur demande un pain, donnent une pierre».
On se surprend à constater que le fédéralisme a été le grand absent de la course qui s'achève. En son temps, Laurier essaya loyalement de combiner un sain patriotisme national canadien et le respect du fédéralisme. Il avait souligné en 1887 l'importance de défendre «le principe des libertés locales et des intérêts locaux, principe dont la reconnaissance est le fondement même de notre Constitution. Dans un pays comme le nôtre, avec une population hétérogène, l'union fédérative est la seule qui puisse assurer la liberté civile et politique». Quelle conception du fédéralisme sera promue à l'avenir par le PLC et par son nouveau chef? Quelle évaluation fera-t-on des institutions du fédéralisme exécutif comme la Conférence des premiers ministres, de l'état du partage des compétences, du pouvoir de dépenser et des reliques du passé impérial qui encombrent encore notre droit? Sur toutes ces questions, les programmes des principaux candidats sont fort peu explicites.
La question du Québec
Reste bien sûr l'incontournable question du Québec, à savoir la nature de son identité, sa place dans l'architecture constitutionnelle du pays et les conditions de sa réintégration dans la communauté politique canadienne. Le défi du PLC à cet égard sera mieux compris si l'on s'appuie sur une dimension commune aux trois principaux candidats, à savoir l'existence d'une pensée nationaliste et idéaliste, tablant sur la fatigue spirituelle de la France et des États-Unis, pour voir dans l'expérience canadienne un exemple noble et attrayant pour l'humanité. Stéphane Dion illustre bien cette veine idéaliste quand il affirme que le Canada est une formidable expérience humaine et qu'il veut partir d'ici pour réconcilier l'humanité avec la planète. Michael Ignatieff a alimenté cette veine idéaliste dans ses travaux sur le nationalisme et sur la redéfinition de la politique étrangère canadienne. Bob Rae en a fait autant dans ses pèlerinages planétaires pour le compte du Forum des Fédérations. Ce nouvel idéalisme canadien, comment le PLC et son nouveau chef vont-ils le concilier avec les aspirations et les ambitions du Québec moderne?
Dans le débat sur la nation québécoise, les contradictions abondent dans tous les camps. Michael Ignatieff a délaissé son cosmopolitisme sans attaches pour accepter l'idée de la nation civique québécoise et celle de l'inachèvement de la maison constitutionnelle canadienne, mais sans en préciser les conséquences juridiques. Stéphane Dion et Bob Rae ont oscillé entre les conceptions civique et sociologique de la nation, tout en rappelant que le Canada est à prendre tel qu'il est. En interprétant les déclarations de Bob Rae même de manière généreuse, il est difficile de trouver une autre situation que celle de la guerre civile pour savoir dans quel contexte une réforme constitutionnelle deviendrait nécessaire à ses yeux.
La candidature de Stéphane Dion ouvre un horizon original. Il ambitionne de suivre les traces des Laurier et Trudeau et il est le seul fils du Québec parmi les aspirants. Comment saurait-il réconcilier l'humanité avec la planète, s'il ne commence pas par réconcilier le Québec avec le Canada? Pour le Québec construit sur le principe de la prépondérance de la langue française - principe central de la société distincte au temps du lac Meech -, le Canada ne «fonctionne» pas adéquatement. Stéphane Dion le savait quand il a écrit qu'il faut lever «toute ambiguïté quant à la possibilité pour le Québec d'avoir sa politique linguistique particulière, assortie de contrôles spéciaux sur l'immigration, d'un veto qui mettra cette politique à l'abri de toute charcuterie constitutionnelle, et sans qu'une politique linguistique fédérale aux principes contraires vienne la concurrencer sur le territoire du Québec». S'il croit toujours cela, osera-t-il le répéter à Montréal aux enfants politiques de Pierre Trudeau?
Le Parti libéral du Canada se dotera-t-il d'un nouveau Laurier pour le XXIe siècle, ou faudra-t-il chercher une telle personne ailleurs que dans ses rangs? Convenons que, dans les circonstances, il vaut mieux laisser aux événements, au temps, aux lectrices et aux lecteurs, le soin d'en juger. Je reste toutefois convaincu que le PLC représente le lieu politique par excellence de la cristallisation d'un idéalisme doctrinaire dans le Canada d'aujourd'hui, et j'estime qu'il faudra beaucoup de courage politique pour empêcher cet idéalisme de freiner les aspirations politiques légitimes du Québec moderne.
Guy Laforest
Département de science politique, Université Laval


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