Pendant deux ans et plus de mille heures de cours...

Un enseignant au MIDI, qu’est-ce que ça mange l’hiver, cette bête-là!

J’ai dépanné le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion

Tribune libre

Un enseignant, ou professeur, ou papa, ou maman (oui un professeur, c’est tout ça et plus encore), ça aime ses élèves. Croyez-moi, c’est vrai. Ça s’inquiète quand un étudiant ou une étudiante ne semble pas dans on assiette. Ça prépare des cours pendant des heures en essayant d’être à la hauteur : ne pas décevoir ses élèves, leur transmettre les connaissances qu’ils sont en droit d’acquérir pour avancer dans leur vie. Ça corrige des examens, est triste quand les étudiants sont tristes. Se remet en question quand les notes ne sont pas bonnes. Oui, un enseignant aime ses étudiants, ses étudiantes, la matière qu’il enseigne et son travail.

Je suis venue (très) tard à l’enseignement. Un coup de cœur immédiat pour mon métier que je n’avais jamais pensé exercer avant. J’enseigne aux adultes et aux jeunes adultes : cégep et université. Chaque fois que je rentre dans une salle de classe, je suis heureuse. Heureuse et fière. J’aime mon métier.
J’enseigne le français. J’aime ma langue. J’aime la transmettre à mes étudiantes et à mes étudiants. Mais, oui, il y a un mais. Si les employeurs sont généralement très respectueux de leurs professeurs, il arrive que ce ne soit pas toujours le cas.
Je me sens habituellement respectée dans le cadre de mon travail. Appuyée par mon département, mon employeur, mes collègues. Mais il y a toujours des exceptions à la règle. Une phrase que j’ai répétée des centaines de fois en salle de cours, quand j’expliquais une règle de grammaire française. C’était devenu une « joke ». À tel point qu’une étudiante ou un étudiant ne manquait pas de dire « Professeure et les exceptions maintenant? » Éclat de rire.

L’autre jour, j’ai rencontré un ancien étudiant au centre-ville : un réfugié politique turc. Il balayait le trottoir devant le Centre Eaton. Il était fier d’avoir un travail et de pouvoir me parler en français. Lui qui ne parlait pas un mot en arrivant dans ma classe. Il a couru me présenter à son chef. Cet étudiant était dans ma classe quand j’enseignais au ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion. J’ai dépanné le MIDI, comme on l’appelle, pendant deux ans et plus de mille heures de cours. Oui, j’étais sur la liste de dépannage. Une liste de professeurs sans statut, dont le but était de franciser des immigrants aux quatre coins de la ville. Franciser, mais surtout dépanner le MIDI. J’ai connu les sessions de vingt-et-une heures de présence en salle de classe par semaine. Sans oublier les heures nécessaires à la préparation des cours, des examens et à la correction. Auxquelles s’ajoutaient d’interminables heures de transport. Sans parler des horaires : un cours le soir jusqu’à vingt-et-une heures à un bout de la ville, debout le lendemain matin pour donner un cours à huit heures quarante-cinq à un autre bout de la ville. J’ai connu les salles de classe sans matériel ou presque. J’ai apporté mes crayons pour écrire au tableau. J’ai fait des photocopies à mes frais. J’ai subi les abus et le harcèlement d’une coordonnatrice, chez un mandataire. Je me suis plainte à mon supérieur au MIDI. Il m’a demandé un rapport détaillé. Je l’ai rédigé le soir à vingt-trois heures après avoir donné un cours le matin à huit heures quarante-cinq et le soir jusqu’à vingt-et-une heures. Je n’en ai jamais entendu parler. J’ai laissé un message téléphonique à mon supérieur pour « faire un suivi », lequel ne m’a jamais rappelée. Puis le MIDI a eu l’idée de nous rendre plus stables, nous les dépanneurs, en nous demandant de postuler au concours de recrutement. Nous serions alors sur la liste, la vraie.

Mais voilà, le ministère a décidé de changer ses critères d’admission au concours de recrutement : il exigeait pour ce concours de 2016 un diplôme en enseignement. Un brevet ou autre chose du genre. Avec un niveau doctorat, deux maîtrises, dont une en littérature, je n’étais pas éligible à passer le concours. Stupeur et tremblements. « Le ministère se réserve le droit de modifier ses critères, non, il ne tient plus compte de l’expérience, non vous ne pourrez plus enseigner, etc. » Un gestionnaire a dû passer par là. Donc, plus de mille heures au service de cette entité gouvernementale, quatre formations obligatoires (données par la même entité) suivies assidûment, et là… je n’ai plus les compétences. Par contre, des professeurs détenant seulement un baccalauréat en littérature ont pu continuer à enseigner. Ils ont eu la chance de passer avant le couperet, le dernier concours en 2012. Enfin, je crois que c’était le dernier, car il est difficile d’obtenir des réponses exactes. Il y a bien sûr ma frustration, mais il y a aussi la frustration de la contribuable : car toute cette expérience jetée à la poubelle, c’est l’argent des contribuables.

Les professeurs du MIDI ont un syndicat, c’est vrai. Il prélève des cotisations. Quand j’ai téléphoné pour savoir combien nous étions dans ce cas, combien il y a d’enseignants au MIDI, l’agent des griefs m’a expédié rapidement « Aucune idée! » Difficile de joindre la déléguée syndicale qui ne peut pas trop parler dans l’ascenseur. Le cellulaire passe mal. Je sais, elle a un devoir de réserve. Elle aussi est professeure. Et les professeurs du ministère n’ont pas le droit de critiquer leur employeur. Ils risquent des réprimandes. Mais elle est navrée. Ils ne peuvent rien faire. En résumé, l’agent des griefs n’a aucune idée de combien nous sommes dans mon cas. Combien étions-nous sur la liste de dépannage? Il ne sait pas. Et puis ce n’était pas une liste. Ah bon! J’ai senti que je l’ennuyais, surtout quand j’ai mentionné les conditions de travail. J’entendais « Cause toujours ». Enfin, c’est peut-être mon imagination ou ma frustration...

Tout compte fait, je suis heureuse de ne plus travailler pour le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion. Je peux enfin dormir normalement, manger à des heures raisonnables, consacrer les heures que je passais à courir d’un bout de la ville à l’autre à des activités plus saines et enrichissantes. Et puis j’aime mes autres employeurs. Ils me respectent. Je ne suis pas un outil de dépannage, mais une personne ayant un bagage. Ils reconnaissent mes connaissances, mes compétences et mon expérience. Ils essaient de m’aider dans mes tâches d’enseignantes. Ils retournent mes appels et répondent à me courriels. Je me sens valorisée.

Je suis heureuse d’avoir consacré plus de mille heures à des étudiants immigrants. Ils m’ont apporté beaucoup de joie et j’ai beaucoup appris avec eux. C’est ce qui important, au bout du compte. Je leur suis reconnaissante de leur humanité et j’ai un immense respect pour eux. Quand ils me rencontrent, ils me remercient.


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5 commentaires

  • François Munyabagisha Répondre

    10 novembre 2016

    Votre message, Mme HERDHUIN, est un éloquent témoignage du gaspillage stupide et obscur des talents et des ressources matérielles dans notre société de lumières (vu le nombre d'institutions du savoirs et la population de Ph.D) manifestement gouvernée au noir!
    Dans tous les domaines, en santé, en éducation, en économie, etc. Il y a une rupture énigmatique entre l'administratif, le législatif et la recherche de l'optimum du bien-être collectif.
    C'est inquiétant, la situation appelle une grande et profonde Révolution.

  • François A. Lachapelle Répondre

    30 octobre 2016

    La ministre du MIDI, Mme Karthleen WEIL est-elle consciente du poids des horaires brisés imposés aux professeurs de dépannage pour l'enseignement du français aux immigrants ?
    Merci Mme Claude Jacqueline Herdhuin pour votre témoignage que j'espère sera lu par Mme la Ministre WEIL.
    S'occuper d'immigration pour un ministère et enseigner le français aux immigrants n'est pas du tout conciliable selon votre témoignage. L'enseignement du français à des immigrants du Québec relèverait tout naturellement du Ministère de l'éducation et des Commissions scolaires comme le mentionne le vigilien Martin Perron.
    L'encadrement et la qualité du milieu de travail sont d'importance majeure pour le bonheur et des enseignants.es et des immigrants étudiants.es et influencent les apprentissages.
    Mme la Ministre peut-elle comprendre cela ?

  • Archives de Vigile Répondre

    27 octobre 2016

    Je sympathise avec vous. Ce ministère n'aurait jamais dû recevoir la responsabilité de la francisation des immigrants. Ce sont les commissions scolaires du Québec qui sont, à mon avis, les mieux placées pour offrir des cours de français. Dans les commissions scolaires, en plus des professeurs qualifiés, on retrouve du personnel spécialisé comme des orienteurs, des conseillers pédagogiques, des techniciens en travail social, des bibliothécaires, des techniciens en informatique, des concierges, etc. Tout un personnel dévoué aux élèves de leur école et à leur commission scolaire.
    Il y a beaucoup de politique dans cette affaire-là comme l'indique le nom à la bolchévique de ce ministère et je crois que ce n'est pas bon pour personne au Québec, immigrants inclus.

  • Marcel Haché Répondre

    27 octobre 2016

    Il n’est pas assez reconnu l’immense travail que consentent à faire les praticiens et les si nombreuses praticiennes, les innombrables bénévoles dans les o.b.n.l. aussi, qui sont enrégimentés dans cette immense mission de l’État, et qui consiste à accueillir concrètement des arrivants et des immigrants
    Je me souviens aujourd’hui de cette vieille femme voilée, une religieuse tout de blanc vêtue, une Tremblay d’Amérique, dont toute la vie en communauté s’était passée en Afrique et qui, revenue ici, s’était appuyée sur le ministère pour lequel je travaillais, pour monter un comptoir alimentaire en faveur des plus exclus parmi nos exclus : les nouveaux arrivants. Quel inestimable don de soi !
    Et ce Couillard qui Nous apostrophe parfois… et qui Nous fait honte chaque fois…

  • Ferid Chikhi Répondre

    27 octobre 2016


    Oh! Que vous dites vrai Madame Claude Jacqueline Herduin et encore vous ne décrivez qu'une facette du prisme accueil, francisation de l'immigration dans le MIDI. du Québec.
    Lorsqu'un pays accueille autant d'immigrants ne parlant pas la langue de tous les citoyens, il y a au moins deux principes de base.
    1) Des efforts en matière d’éducation sont essentiels à leur intégration.
    2) Des connaissances de base sur la langue, l’histoire et les institutions de la société d’accueil sont indispensables à l’intégration.
    Je me suis toujours posé question suivante : Ces deux principes sont ils réellement connus et mis en pratique par le MIDI ?