L'incendie du parlement canadien à Montréal

Un devoir de mémoire

En attendant, on peut toujours rêver du jour où une maison de production osera porter à l’écran quelques-uns « des plus brillants exploits » de cette histoire on ne peut plus canadienne...

L’âme des peuples se trouve dans leur histoire

Un récit de l’événement
[->6215] Par les temps qui courent, il n’est peut-être pas inutile de rappeler les péripéties autour de l’incendie criminel du parlement canadien au centre-ville de Montréal. Le récit de la soirée tumultueuse du 25 avril 1849 qu’on retrouve dans la Montreal Gazette est du reste assez révélateur. On y relève ce fait pour le moins troublant que des soldats et des officiers du 71ième Régiment et du 23ième Royal Welsh Fusiliers retournaient les saluts des émeutiers défilant dans un climat de kermesse, tandis que d’autres officiers en civil [« in mufti »] - comme on devait le soupçonner plus tard – se seraient joints aux casseurs :

la procession [des émeutiers] acclamait bruyamment plusieurs des petits groupes de soldats et d’officiers qu’ils croisaient ici et là en chemin, et les traits réjouis de ces vaillants compagnons révélaient comment, sous l’uniforme de Sa Majesté, leurs cœurs battaient, tout comme les acclamations des civils à leur endroit exprimaient leurs sentiments et à quel point les liens de solidarité de 1837 et de 1838 étaient encore vifs en 1849. (Musée McCord, M9858, ma traduction).


L’événement est à peine compréhensible aujourd’hui. Du jamais vu dans l’histoire canadienne. Il faut imaginer, en l’absence de corps policier efficace, le déploiement dans les rues du centre-ville des régiments de l’armée en petits groupes qui, par leur abstention même, ont encouragé les méfaits d’émeutiers gonflés à bloc par ce que le gouverneur Elgin devait appeler « les ragots séditieux et rancis de la presse montréalaise », entendons la presse militante tory, le Montreal Herald et The Gazette en tête.
La référence aux « liens de solidarité » des années 1837 et 1838 est par ailleurs fondamentale. Elle évoque plus précisément l’émeute du 6 novembre 1837 où, sous prétexte de contenir les manifestants loyalistes ayant assiégé la demeure du chef patriote Papineau, certains officiers de la garnison, faisant la sourde oreille aux appels de magistrats francophones, ont délibérément fermé les yeux sur les agissements des casseurs du Doric Club en train de saccager, quelques rues plus loin, après les batailles de rue et les invasions de domicile de l’après-midi, les presses du journal radical The Vindicator.
La loi d’indemnisation
Le libellé de la loi d’indemnisation est du reste assez suggestif : des commissaires se sont vus autorisés à apporter aux victimes une compensation financière
eu égard aux pertes, destructions ou dommages à la propriété causés par les actes de violence de la part de personnes au service de Sa Majesté, ou des actes de violence de la part de personne agissant, ou prétendant agir, au nom de Sa Majesté, en vue de réprimer la dite rébellion ou pour la prévention d’autres perturbations. (Musée McCord, M9858, ma traduction).
En clair, il était au moins reconnu publiquement qu’en 1837 et 1838, sous couvert d’être l’ultime rempart de l’autorité politique britannique vacillante, des miliciens et des militaires tory s’étaient adonnés sans autorisation à la confiscation et/ou à la destruction de propriétés, sans compter les viols, le pillage, les vendettas privées, les incendies criminels et autres règlements de compte collatéraux.
Force est donc de le reconnaître : par delà le caractère délictueux de cet incendie, les radicaux tory montréalais se sont livrés à des actes criminels et séditieux qui nous obligent à remettre en question leur loyauté soi-disant indéfectible envers le gouvernement et même les institutions monarchiques. Quelques mois plus tard, en septembre 1849, le manifeste annexionniste que plusieurs d’entre eux signeront (dont l’un des meneurs de la communauté anglophone, John Molson jr.) en est une preuve convaincante (http://en.wikipedia.org/wiki/Montreal_Annexation_Manifesto).
Plusieurs bonnes raisons militaient en faveur de l’exaspération des extrémistes tory, le fait notamment que d’anciens « rebelles » étaient à présent, sous ce régime d’union législative, aux commandes de l’État hybride fusionné de force - le plus célèbre d’entre eux étant Louis-Hyppolite La Fontaine, « recherché », pendant la mémorable chasse aux sorcières de 1838, pour crime de « haute trahison ». Qui plus est, la loi prévoyait que ce seraient eux – ces hommes d’honneur, champions toutes catégories en matière de « loyauté » - qui, alors que leur énergie conquérante se trouvait à plat, devraient en partie payer la note à même une taxe spéciale sur l’alcool.
Le passage à l’acte de 1849 se présente ainsi comme un cas typique en histoire de ricorso, sorte de retour d’affect virulent. Cette loi, de fait, a réactivé de vieilles blessures. Douze ans seulement la séparent de l’affrontement armé ayant opposé patriotes et tories – écart suffisant, certes, pour jouir d’un certain recul, insuffisant toutefois pour oublier. Plus que des figures familières, la plupart des acteurs de 1849 sont de vieilles connaissances ayant été étroitement mêlées aux aléas de la guerre civile naissante qui a secoué le district de Montréal entre 1837 et 1840.

L’interprétation whig
Après l’incendie du Parlement, la presse libérale anglaise retournera contre les radicaux tory de Montréal l’épithète de « desperadoes » (« bandits », « hors-la-loi ») que William Badgley, un autre chef de file tory, avait accolée en avril 1836 aux policiers municipaux francophones investis de l’autorité souveraine. La riposte la plus cinglante viendra du très sérieux Times :
Les rebelles de 1837 étaient des hommes dévoués à leur patrie et honorables en comparaison de leurs rivaux actuels ; ils se sont battus pour des institutions libres et équitables, alors qu’eux [les loyalistes tory] l’ont fait uniquement en vue d’exercer l’ascendant d’une faction et d’une race. Les vrais rebelles sont ceux qui, ayant provoqué la rébellion de 1837, démontrent à présent comment ils n’ont jamais été aptes à gouverner en se rebellant aussitôt que leur allégeance ne se monnaye plus en espèces sonnantes et trébuchantes. (Musée McCord, M9858, ma traduction).
Cette défense habile du droit des victimes civiles n’est pas banale. Du jamais vu dans l’histoire anglaise, s’indigne le Montreal Herald du 3 mai 1849. Cet extrait de l’éditorial du Times illustre parfaitement la version whig de l’historiographie encore dominante au Canada. Remontant au Rapport Durham (1839), elle conjugue la formation de l’identité nationale canadienne à travers la mise sur pied d’institutions politiques, dont le fameux « responsible government ».
On a pu avoir l’impression que les torts encourus par certains militants patriotes ont été effectivement réparés et que ceux qui restaient toujours en souffrance seraient solutionnés à l’intérieur des structures institutionnelles nouvelles de l’Union et de la Confédération de 1867, l’affaire ressortissant à ce que Dickens appelle - à propos de la Haute Cour de la Chancellerie à Westminster, « a slow, expensive, British, constitutional kind of thing » (Bleak House, I, 2).
Pas d’amnistie à vrai dire, sans amnésie, ni vision tronquée de l’histoire. À l’instar des taches d’encre dans le test de Rorschach, chacun, comme on sait, peut projeter dans les constitutions ce que bon lui semble : La Fontaine et les unionistes recyclés s’attribuant le mérite d’avoir obtenu l’autonomie administrative et la reconnaissance des « droits politiques pour lesquels nous combattions depuis cinquante ans », alors que George Moffatt, oiseau de haut vol tory et président de la British American League, craignait, lui, de son côté, que cette soi-disant autonomie administrative n’autorise ces mêmes Canadiens français à s’instituer comme « source distincte du pouvoir politique » ; or, aux yeux de ce citoyen du monde, le Québec n’était rien d’autre qu’un territoire conquis, comparable au Texas ou la Californie. L’exemple de la Californie n’est pas fortuit. Voici ce que l’on retrouve dans le Montreal Herald du 4 juillet 1849:
Nous savons très bien qu’en grande partie l’indemnisation ira dans les poches de ceux qui ont pris les armes contre Sa Majesté en 1837 et 1838. Ces hommes qui se trouvaient alors dans la majorité se sont rebellés et ont été écrasés par la minorité loyale au nom du Gouvernement de Sa Majesté, dans le même esprit précisément que les Américains, aujourd’hui, en Californie, sont invités à répondre à l’appel du Président en vue de supporter le général Persefer Smith chargé de restreindre la marge de manœuvre [« operation»] des natifs mexicains et des émigrants étrangers qui forment la majorité.
Dédommagement symbolique et violence fondatrice
Il faut bien le rappeler : le dédommagement de 1849 - à supposer même qu’il ait pu être effectif -, n’est que le symptôme d’un problème autrement plus complexe. Il refoule dans l’oubli la question de la violence fondatrice, socle occulté sur lequel s’érigent les institutions politiques canadiennes. La perspective aujourd’hui doit être élargie, et le travail d’exhumation de cette couche de notre passé enfoui dans les profondeurs minérales, poursuivi. Comme l’écrit Jean-Marie Fecteau, il importe de privilégier une perspective « à visée comparative (qui traite du Québec, mais au sein d’un espace plus large)» (« Histoire et politique nationale au Québec. Réflexions à partir du document intitulé ” L’histoire nationale négligée” », L’Action nationale, 2011, 13).
En commençant d’abord par ce que la Montreal Gazette du 22 octobre 1849 appelle « […] l’annihilation apparente de toute autorité » (BAnQ). La vraie affaire, sagement passée sous silence dans le Times, se rapporte au fait que ni les autorités coloniales défaillantes et, encore moins, nos glorieux réformistes n’étaient parvenus encore en 1849 à mettre sur pied une force de police efficace, ni à fissurer le noyau dur soudant l’establishment tory montréalais aux officiers supérieurs de l’armée. Depuis l’établissement des premiers réfugiés loyalistes, par l’entremise des loges orangistes et maçonniques, ç’avait été leur chasse gardée. N’entre pas qui veut.
L’historienne Elinor K. Senior a souligné que l’incendie criminel du Parlement en 1849 devait marquer la fin de la « vieille alliance entre la garnison et le parti britannique qui s’est nouée en 1832 et s’est épanouie durant les rébellions » (British Regulars in Montreal: An Imperial Garrison, 1832-1854, Montréal: McGill-Queens University Press, 1981, 107. Ma traduction). Sur cette élection sanglante, à la fin de laquelle, sur l’ordre de magistrats délirants, des militaires ont tué trois civils innocents, on se reportera maintenant à l’enquête minutieuse de James Jackson : The Riot That never Was. The Military Shooting of Three Montrealers in 1832 and the Official Cover-Up, Montréal: Baraka Books, 2009.
La loi d’indemnisation nous invite aussi à rouvrir d’autres dossiers fondamentaux : l’analyse, en premier lieu, de ce que Mason Wade et F. W. Greenwood ont appelé la « mentalité de garnison » et les traumatismes encourus par les réfugiés loyalistes lors de la guerre d’indépendance américaine dont les répercussions se sont durablement étendues sur soixante-quinze ans. L’analyse à cet égard du plaidoyer d’Adam Lymburner contre la séparation de la grande « Province of Quebec » lors des débats sur l’adoption de la loi constitutionnelle de 1791 est un texte fondamental qui permet de mieux comprendre pourquoi les tories, au cours des décennies à venir, se sont identifiés aux Israélites durant la captivité égyptienne et la traversée du désert (cihm_20752).
En séparant le Canada en deux entités distinctes dotées chacune d’une Chambre d’assemblée, Londres a non seulement contribué directement à créer les « bases territoriales ou institutionnelles » sur lesquelles se fonde l’aspiration du Québec à l’indépendance (J.-P. Bernard, Les rébellions de 1837 et de 1838 dans le Bas-Canada, 1998, 23), mais, en plus, la décision de gouvernement impérial de conférer « une prépondérance décisive » à la majorité francophone au Québec s’est très effectuée, jusqu’à un certain point, au détriment des intérêts des « sujets anglais » comme l’a bien vu Pierre Tousignant (« Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 27, n° 2, 1973, 231). Telle est la source même à laquelle ont puisé, dans les années 1830, les loyalistes tory montréalais, commandant leur résistance opiniâtre à la politique de conciliation de Westminster et leur volonté arrêtée de renverser la constitution.
1837 : un moment républicain
Mais, d’autre part, le fait décisif qui nous oblige à un devoir de mémoire est que l’interprétation soporifique en vogue de l’incendie du parlement canadien ne rend pas justice, à mon avis, à la compréhension de ce qui s’est réellement passé dans le district de Montréal en 1837 et 1838, notamment : la détention arbitraire et la criminalisation des patriotes suspectés d’activités séditieuses ou ayant pris effectivement les armes, la compromission et la partialité des officiers de la Couronne envers les magistrats tory de mèche avec les miliciens et les constables spéciaux enrôlés dans la police secrète du Doric Club, en particulier lors de l’émeute du 6 novembre 1837, le sabotage de la force auxiliaire municipale de police prévue par le gouverneur Gosford, la violence excessive, le pillage et le régime de terreur établi par l’armée, les volontaires tory et le Conseil spécial (1838-1840), le marchandage, sinon la compromission des élites cléricales et conservatrices québécoises avec le parlement impérial, sans compter le travestissement des objectifs politiques des patriotes et ce que les commentateurs les plus avisés appellent le droit du peuple à s’armer en vue de se défendre contre une agression extérieure ou domestique.
William Blackstone, un juriste anglais éminent, va même jusqu’à reconnaitre au peuple « le droit naturel de résistance et d’auto-préservation lorsque la sanction des lois et de la société se trouve inapte à empêcher les débordements de violence » (1 Commentaries, *139). Et comme le rappelle justement Patrick J. Charles dans un article récent, il s’agit d’un droit auxiliaire collectif et non pas individuel exercé en Angleterre même et dans les colonies américaines à l’intérieur des structures municipales, dans des corps représentatifs ou des assemblées délibératives (P. J. Charles, « The Right of Self-Preservation and resistance: a true legal and historical understanding of the anglo-american right to arms », Cardozo Law Review de novo, Vol. 18, 2010, 36 - http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1550771).

Toutes choses en somme que le dédommagement trompeur de 1849 camoufle. 1837 constitue, à vrai dire, un authentique moment républicain qui nécessite une révision en profondeur du dossier historiographique.
En attendant, on peut toujours rêver du jour où une maison de production osera porter à l’écran quelques-uns « des plus brillants exploits » de cette histoire on ne peut plus canadienne...


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