Umberto Eco : «Les médias participent à la falsification permanente de l’information»

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Le dernier message d'Umberto Eco avant sa mort

L’auteur du «Nom de la Rose» n’est plus. Le 21 décembre dernier, Umberto Eco, 84 ans, recevait «Les Echos», chez lui à Milan, dans le cadre d’un entretien sur sa maison d’édition «La Nave di Teseo» (le navire de Thésée) créée à la suite du rachat de RCS Libri par Mondadori (groupe Berlusconi).

Jusqu’au bout, le grand sémiologue et philosophe italien aura lutté pour l’indépendance et la liberté de penser. Le cigare au coin des lèvres, il ponctuait encore ses propos par ses éclats de rire. Ironie de l’histoire : le jour même de son décès : l’autorité de la Concurrence italienne (Antitrust) a décidé d’obliger Mondadori à céder les maisons d’édition Bompiani ( éditeur historique d’Umberto Eco ) et Marsilio pour éviter un abus de position dominante. Interview en grande partie inédite.

Dans votre roman «Numero Zero» sur le journalisme, vous faites dire à un personnage que «les journaux ne sont pas faits pour divulguer les informations mais pour les couvrir». Pourquoi tant de sévérité ?

J’écris sur les journaux : je crois que les médias ont le droit de critiquer les médias. Toutes mes critiques au journalisme sont faites de l’intérieur. Cela fait 30 ans que je fais des essais sur les limites du journalisme. Je suis assez féroce vis-à-vis des médias. Force est de reconnaître qu’il y a une falsification permanente de l’information, même quand on a les meilleures intentions. Quelqu’un a dit que ce livre devrait être adopté dans les écoles de journalisme pour signaler tout ce qu’il ne faut pas faire. Cela dit, la phrase que vous citez est dite par un journaliste ‘’vendu’’ assez misérable. Il ne faut pas généraliser. Mon roman se termine par un bel exemple de journalisme honnête de la BBC. Il ne faut jamais prendre les affirmations des personnages comme celles de l’auteur. Si j’écris «Crimes et Châtiments», cela ne veut pas dire que je pense qu’il faut assassiner les petites vieilles, c’est Raskolnikov qui le dit. Il ne faut jamais oublier que 60% des lecteurs lisent vos livres de manière délirante. Il n’y a rien à faire. J’ai écrit « Le Pendule de Foucault » pour donner une représentation grotesque des groupes occultistes. Et je continue à recevoir des lettres de groupes occultistes qui me remercient. Sinon il n’y aurait jamais un tel soutien pour Silvio Berlusconi ou Le Pen dan l’opinion.

Pensez-vous que le thème du complot soit particulièrement italien?

Je me suis occupé de ce thème dans le «pendule de Foucault» et « le cimetière de Prague». Le thème de la théorie du complot est universel. C’est une maladie sociale qu’il est dur de combattre. Les gens ont toujours besoin de croire à des explications exceptionnelles. Si vous prenez votre voiture le week-end et que vous êtes pris dans un énorme embouteillage, si quelqu’un vous dit que c’est la faute du directeur de l’autoroute, vous voulez y croire pour éviter de reconnaître que c’est votre propre faute : il fallait éviter de sortir le samedi.

Peut-on dire que la présence du Vatican a renforcé cette maladie du complot en Italie ?

L’Italie est une République à souveraineté réduite car il y a en son sein un Etat petit mais important. Cela caractérise l’Italie. Il est inutile que la France continue à se définir comme « la fille aînée de l’Eglise », car la fille aînée c’est nous. Par exemple, le pape actuel que j’admire beaucoup a décidé de faire de cette année un Jubilée : cela obligera l’Etat italien à faire des dépenses énormes exceptionnelles pendant un an, sans qu’il ait en rien participé à la décision. La présence du Vatican a marqué toute l’histoire de l’Italie. La mort de Licio Gelli (NDLR : le grand maître de la loge maçonnique P2), le 15 décembre 2015, n’a pas été assez commentée en Italie. Il a été condamné pour un fait mineur, pour la faillite du Banco Ambrosiano. Il est arrivé à vivre jusqu’à l’âge de 96 ans à vivre de manière sereine chez lui. De toute évidence, Licio Gelli n’a pas payé pour tout ce qu’il a fait. Dans une interview faite il y a cinq ans, il a admis qu’il avait participé à beaucoup de turpitudes. Il a même dit que l’idée d’un compromis historique, _c’est-à-dire l’alliance entre la démocratie chrétienne et le parti communiste_, ne plaisait pas à la majorité italienne. On lui a demandé : mais quelle majorité ? Il a dit: les fascistes. Il était encore intimement fasciste et pensait représenter une majorité silencieuse en Italie. Sans aucune pudeur, il a voulu être enterré avec les insignes fascistes.

Peut-on en déduire que l’information n’a pas toujours l’impact recherché ?

Si on retrouve un enfant syrien mort sur une plage, tout le monde pleure. Si des centaines d’enfants se noient ensuite, plus personne n’en parle. Car il n’y a plus la photo et surtout un excès d’informations rend insensible à l’information. Cela entre par l’oreille gauche et cela sort par l’oreille droite.

Comment interprétez-vous la chute de Silvio Berlusconi en novembre 2011? L’électorat italien s’en était lassé ?

Je ne pense pas que l’on puisse dire que c’est le peuple italien qui l’ait remercié. Il y avait de fortes pressions exercées de l’étranger. N’oubliez-pas le sourire de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel. C’est une manœuvre politique parlementaire qui l’a touché à un moment de sa plus grande faiblesse internationale. Donc l’Europe sert à quelque chose.

Comment voyez-vous l’impact de Matteo Renzi sur la politique italienne ?

Il n’y a pas d’autre alternative à Matteo Renzi aujourd’hui. Avec tous ses défauts, il a réussi à imposer une vraie accélération à la vie politique italienne. En soi, c’est déjà un fait positif. Silvio Berlusconi et la Ligue du Nord ne représentent pas de vraies alternatives. La droite italienne est fragmentée. C’est une différence avec la France où la droite est plutôt forte et c’est plutôt la gauche qui s’est fragmentée. Le risque est que naisse une nouvelle droite pire que celle de Silvio Berlusconi. Après tout, hormis le problème du conflit d’intérêts propre à son fondateur, le centre-droit berlusconien représentait une droite plutôt tranquille. Désormais, on assiste à la naissance d’une droite extrémiste.

Pourquoi avez-vous décidé de lancer votre propre maison d’édition, à 84 ans, avec Elisabetta Sgarbi ?

C’est lié au refus de finir dans le ventre de la baleine comme Pinocchio. Avec une centaine d’auteurs (Tahar Ben Jelloun, Thomas Piketty, Sandro Veronesi…), nous avons contesté cette opération de fusion Mondadori-RCS Libri depuis le début. Nous avons trouvé l’opération dommageable pour la vie des auteurs et des librairies. Même si cette opération avait été faite par Matteo Renzi ou Nicky Vendola, nous l’aurions combattue de la même manière. Mais on ne peut pas nier que dans ce cas, l’acquisition est faite par une famille (NDLR : Berlusconi) qui contrôle déjà trois chaînes de télévision. Cela devient dangereux pour la santé culturelle d’un pays. Jean-Claude Fasquelle, l’ex-patron de Grasset, qui est devenu mon éditeur avec «Le Nom de la Rose» et que je connais depuis 1959, nous a rejoints par amitié et solidarité.

Que pensez-vous de Michel Houellebecq qui était publié chez Bompiani ?

Dans tous les cas, Michel Houellebecq est un cas. Comme éditeur, je le publierais même quand il fait des choses un peu exagérées. J’ai apprécié «Soumission », spécialement parce qu’il parle tant de Huysmans. C’est en tout cas un livre intéressant: il n’est pas islamophobe mais francophobe. Mieux vaut Houellebecq à Modiano qui a toujours écrit le même livre. Mais il est vrai que c’est notre sort à tous. Même Dieu, après la Bible, il n’a plus rien fait d’intéressant.

Quels sont, à vos yeux, les grands intellectuels français vivants aujourd’hui ?

Les grands intellectuels se découvrent seulement cinquante ans après. C’est à distance que l’on découvre les vraies valeurs dominantes. Quand Roland Barthes était vivant, toute la Sorbonne était contre lui. Aujourd’hui, il est devenu un mythe. Il est évident qu’en France, nous ne sommes pas dans une période particulièrement féconde comme celle où Camus et Sartre dominaient la culture française. Il est encore difficile de repérer les Barthes ou Sartre de demain.

Propos recueillis par PIERRE DE GASQUET, à Milan, le 21 décembre 2015.


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