Trente ans après l'affaire des Yvettes

L’âme des peuples se trouve dans leur histoire

La réédition par Lise Payette de ses mémoires politiques Le Pouvoir? Connais pas! a suscité une petite controverse sur le site Web de Radio-Canada après l'une de ses entrevues. Un auditeur souligne ceci: «Cette "affaire des Yvettes" est peu connue aujourd'hui. Pourquoi? Que sait-on au juste du financement de ces deux réunions, l'une au Château Frontenac [1800 personnes] et l'autre au Forum de Montréal [18 000 femmes]? Qui étaient la vingtaine de conférencières? Il y avait bien, semble-t-il, Monique Bégin du cabinet Trudeau, la sénatrice Renaude Lapointe, la "reine du Music Hall" de cette époque Michelle Tisseyre, Yvette Rousseau, présidente du Conseil des femmes à Ottawa; étaient-elles payées pour cette conférence, et par qui? Ces femmes conférencières, elles doivent bien encore exister, sont-elles toujours aussi "fières" de cette "invitation"? Il me semble qu'il y a là matière à recherche, pour la suite des choses...»
Eh bien, cher monsieur, l'épisode des Yvettes, vécu dans la foulée du référendum de 1980, a été beaucoup étudié, mais le résultat de ces études tarde à influencer la mémoire collective, et plusieurs personnes continuent de placer cet événement dans la série des «manoeuvres politiques, comme nous en connaissons encore aujourd'hui, où les politiciens véreux nous entraînent dans les tromperies, les mensonges et la corruption».
Conférencières féministes
La réalité est beaucoup moins spectaculaire, et de nombreuses études l'ont démontré. L'«affaire des Yvettes» a été une initiative des militantes libérales, qui l'ont organisée contre la volonté des stratèges du Parti libéral. Les principales responsables n'ont pas hésité à placer ce haut fait dans leur curriculum vitae. L'enthousiasme des femmes à participer aux assemblées des Yvettes a été rapide, contagieux et spectaculaire. Les participantes ont payé pour participer aux événements (autobus, repas, macarons, etc.) alors que le Parti libéral se contentait d'assurer un minimum de logistique (salles).
Les conférencières n'ont pas été rétribuées. Leur objectif était de défendre l'option du NON, et il n'y avait là aucune tromperie ni aucun mensonge: c'était leur droit le plus strict comme citoyennes. Les propos de Lise Payette, qui avait comparé les adeptes du NON à la petite Yvette des manuels scolaires et affirmé lors d'un discours que le chef du camp du NON, Claude Ryan, était marié à une Yvette, avait choqué les femmes qui ne partageaient pas l'option politique de Lise Payette, et elles étaient fort nombreuses.
Les conférencières étaient toutes des féministes: Thérèse Casgrain, la grande militante du vote des femmes, de la Voix des femmes; Monique Bégin, secrétaire de la commission Bird et fondatrice de la Fédération des femmes du Québec; Yvette Rousseau, présidente du Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme et ancienne présidente de la FFQ; Solange Chaput-Rolland, militante de la Voix des femmes; Thérèse Lavoie-Roux, députée du Parti libéral; Sheila Finestone, présidente de la FFQ, Madeleine Ryan, épouse de Claude Ryan, etc.
Michelle Tisseyre avait accepté d'animer la soirée. Certes, à ce moment-là, un très grand nombre de féministes étaient également souverainistes, mais la réalité était que l'on retrouvait des féministes dans les deux camps. Lise Payette elle-même s'était félicitée de la participation des femmes à ces assemblées politiques. Car les «Yvettes» étaient avant tout un groupe de femmes qui avaient pris la décision de s'engager ouvertement en politique.
Analyses
Cet épisode a été beaucoup étudié. Le référendum de 1980 était à peine terminé que Renée Dandurand et Evelyn Tardy procédaient à une analyse exhaustive du traitement médiatique de l'affaire des Yvettes dans un atelier du congrès des Sociétés savantes. Leurs conclusions démontraient que le soi-disant backlash antiféministe diagnostiqué par les médias, à la suite de l'éditorial de Lise Bissonnette dans Le Devoir, n'était nullement appuyé par les reportages, quelques articles d'opinions et la majorité des lettres d'opinions de lecteurs et de lectrices.
Leur analyse a été publiée l'année suivante dans Femmes et politique (Jour, 1981). On y trouve la chronologie détaillée de l'«affaire» du 6 mars au 20 mai 1980. La même année, un article de la linguiste Jacqueline Lamothe et de l'historienne Jennifer Stoddart proposait une analyse de contenu des discours prononcés lors du rassemblement des Yvettes. Elles y démontraient que tous les textes abordaient uniquement les divers aspects de la question référendaire et ne s'attardaient nullement à des propos antiféministes. Toutes les conférencières ont pris grand soin de ne jamais mentionner Lise Payette et de ne pas parler de la condition de la femme (Atlantis, VI, 2, 1981).
En 1990, à l'occasion d'un grand colloque organisé autour de la carrière de Thérèse Casgrain, une table ronde a été organisée sur l'épisode des Yvettes. Naomi Black, de l'Université York, Roberta Hamilton, de l'Université Queens, Evelyne Tardy, de l'UQAM, et moi-même, de l'Université de Sherbrooke, avons proposé des interprétations plus approfondies, qu'il serait trop long de résumer ici. Ces textes sont parus dans l'ouvrage publié à l'occasion de ce colloque: Thérèse Casgrain, une femme tenace et engagée. (Presses de l'Université du Québec, 1993).
En 2003, Stéphanie Godin a présenté un mémoire de maîtrise à l'UQAM: Les Yvettes, comme expression d'un féminisme fédéraliste. Ayant interrogé les principales organisatrices et participantes, elle lève le voile sur l'organisation de cet ensemble et met en évidence que toute l'affaire a été orchestrée par les militantes libérales elles-mêmes, le plus souvent contre la volonté des stratèges libéraux qui considéraient qu'il n'est pas prudent d'exploiter une «gaffe» politique. Par contre, les femmes qui ont participé à ces événements ont découvert la force politique des femmes et plusieurs ont pris la décision de se lancer en politique active.
Interprétations diverses
Comme l'explique Evelyne Tardy, «plutôt que d'avoir à féliciter des femmes d'être de bonnes stratèges politiques, certains ont préféré voir dans le rassemblement des Yvettes une querelle de femmes: une féministe insultant une femme au foyer et des femmes au foyer relevant l'insulte et conspuant à leur tour les féministes. Ça permettait, semble-t-il, de régler des comptes par personnes interposées».
Mais la réalité, c'est que la stratégie des militantes libérales a porté fruit. Faut-il s'en féliciter ou le regretter? Tout dépend de son option constitutionnelle. De toute cette affaire, personnellement, je retiens surtout cet extrait du discours de Lise Payette à l'Assemblée nationale, au moment du débat qui a précédé le début de la campagne référendaire: «Pour ma part, après avoir donné trois enfants à ce pays, je travaille de toutes mes forces à donner un pays à ces enfants!»
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Micheline Dumont - Historienne


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