« Achrématistique » : vocable formé du préfixe a-, privatif, et de chrématistique, signifiant un art non-naturel de s’enrichir, non-naturel au sens d’illégitime, mauvais. On retrouve sa condamnation dans le livre I des Politiques d’Aristote.
Ce dernier y explique que « la chrématistique diffère de la richesse naturelle : celle-ci concerne l’administration familiale, celle-là le commerce qui n’est pas créateur de valeurs absolument, mais par échange de valeurs ».
La chrematistika est ainsi distinguée de lʼœkonomia, laquelle correspond à la bonne manière d’assurer la prospérité dʼun foyer, d’une maisonnée, et, par extension, d’un État (on parle alors d’économie politique). Ceux qui, happés par la passion de l’accumulation, « augmentent sans limites leurs avoirs en argent », se détourne de cette dernière au profit de la première. La nature de celle-ci est donc subtile, elle est une rapine qui n’en a pas lʼapparence. Elle n’est pas un vol au sens classique où on l’entend. Elle ne relève même pas de la délinquance en col blanc, qui est plus « goupilienne » que « léonienne », s’il nous est concédé cet emprunt à ces images typiquement machiavéliennes : c’est-à-dire plus fondée sur l’art de la ruse que sur la force brute, de bête féroce.
La monnaie n’est pas un bien comme un autre
« [B]lâmée à juste titre car elle n’est pas naturelle mais se fait aux dépens des autres », la chrématistique a cours légal depuis des lustres. Son autorisation progressive, sa lente pénétration dans les mœurs acceptables, sa normalisation qui pendant longtemps fut freinée des quatre fers par l’Eglise, marque le commencement de l’ère capitaliste. Autrefois vilipendée par la culture helléno-chrétienne, la pratique de l’usure est aujourdʼhui parfaitement admise. C’est incontestable. Même le pape, et ses fidèles à sa suite, ne s’en préoccupent pas, bravant allègrement l’interdit oublié.
Le mot « usure » se rapproche du mot « usage ». Voici sans doute la raison : la monnaie est un bien. Tout bien a deux types de valeur : sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. Voyez cette monographie de Charles Maurras posée à portée de main sur le bureau, une édition originale de L’enquête sur la monarchie, je peux la lire, l’étudier, la méditer, lʼannoter en vue de travaux de recherche futurs. Voilà sa valeur d’usage. Ou je peux essayer de la vendre pour un bon prix sur Amazon, ou à un bouquiniste spécialisé dans les livres rares et anciens. C’est sa valeur dʼéchange. Or la monnaie n’est pas un bien comme un autre, livre, chaussure ou voiture… Elle fait figure d’exception car elle est uniquement valeur d’échange, déterminée par la loi de l’offre et de la demande. Elle n’est que cela. Elle « est principe et fin de l’échange, » et nʼa pas, par conséquent, de valeur d’usage.
Cette spécificité est pleinement exprimée par ce proverbe indien : « Ce n’est que lorsque le dernier arbre sera abattu, que le dernier fleuve sera pollué, que le dernier poisson sera pêché, ce n’est quʼalors et alors seulement, que l’homme comprendra que lʼargent n’est pas comestible. » La monnaie n’est une denrée, un bien d’usage, si lʼon peut dire.
L’usure est la mise en valeur d’usage de la monnaie
Ainsi de la théorie. Car en pratique il est possible de dénaturer la fonction de la monnaie, de lui doter une valeur d’usage. Cette dénaturation, c’est lʼusure, la mise en valeur d’usage de la monnaie. Aristote considérait qu’ « il est tout à fait normal de haïr le métier d’usurier du fait que son patrimoine lui vient de l’argent lui-même, et que celui-ci n’a pas été inventé pour cela. Car il a été fait pour l’échange, alors que lʼintérêt le fait se multiplier. […] L’intérêt est de l’argent né de l’argent. […] Cette façon dʼacquérir est la plus contraire à la nature. »
Notre système monétaire et financier repose sur une dénaturation, rien dʼétonnant quʼil broie les hommes et abîme la nature. Le principe de la dette est effectivement à la base de la création monétaire, via, au niveau macroscopique, les D.T.S. (droits de tirage spéciaux) du Fonds monéraire international, et, au niveau « micro », les prêts aux entreprises et aux ménages accordés par les banques de second rang (B.S.R.). On le voit bien quand on lit des essais dʼanalyse économique : le sujet des dettes, publiques ou privées et des taux dʼintérêt est omniprésent. Il nʼest pratiquement question que de cela dans la littérature macroéconomique contemporaine.
« Achrématistique », donc. Pourquoi diable ce néologisme ? Parce quʼil faut mettre un concept sur un phénomène sans précédent. Une réalité qui relève de lʼabsurdité économique : lʼexistence de taux dʼintérêt négatifs.
Impulsés par la B.C.E., qui a décidé de faire payer le loyer de lʼargent que les B.S.R. placent en son sein afin de stimuler lʼéconomie réelle, en complément de sa politique dʼassouplissement quantitatif, ces taux dʼintérêt négatifs sʼétendent maintenant aux bons obligatoires souverains de pays comme la France ou lʼAllemagne.
Être payé à emprunter, quelle aubaine ! Quel non-sens surtout : cʼest comme si votre bailleur se met soudainement à vous proposer de vous payer pour que vous occupiez son appartement. Une entreprise a saisi la balle au bond dans le but d’accroître sa notoriété en fournissant à des particuliers ce service bien particulier : être rémunéré à emprunter de lʼargent. Interrogé par France 2, le directeur de Smava a précisé que cʼest une « opération marketing », qui est donc éphémère, mais qui en dit long sur le bouleversement financier que l’on vit en ce moment.
Le grand problème économique de lʼheure
Cʼest la grande controverse de lʼheure. C dans lʼair lui a consacré une émission le 27 juillet 2019. Sujet traité très tardivement dʼailleurs par rapport aux interventions avisées de celui que Le Monde taxe de « pape du conspirationnisme », le journaliste Pierre Jovanovic. Le retard que met la « grande presse » à se saisir de lʼinformation cruciale est en train de devenir aussi proverbiale que celui de la cavalerie dans Lucky Luke. Le grand enjeu du moment pour les économistes stipendiés est de ratiociner à propos de cet abracadabrantesque fait.
Notre monde en effet atteint avec cela le summum de lʼabsurdité. Il est précisément lʼabsurdité même, aurait dit Albert Camus. Mais ce nʼest pas à Sisyphe, un Sisyphe triste ou heureux, que la situation nous fait penser. Cʼest plutôt à une créature mythologique que lʼon pourrait lʼassocier : lʼouroboros. Ce symbole semble le plus approprié pour représenter cette configuration inédite.
Lʼouroboros est le serpent qui se mange la queue ; par la forme circulaire les antiques traditions orientales entendaient exprimer lʼidée dʼinfini, de cycles qui se produisent et se reproduisent, sans limites. Mais on peut voir également dans cette figure symbolique de lʼouroboros lʼidée de la créature destructrice dʼelle-même.
Le capitalisme est son propre fossoyeur : cette vieille antienne du marxisme, qui se fonde sur lʼhypothèse dʼune tendance à la prolétarisation de la condition humaine, connaît une nouvelle jeunesse, mais sur un autre plan, non pas socio-économique mais purement financier.
Le pari smithien, selon lequel sʼaffranchir de la prohibition de lʼusure est moralement juste car à même dʼaccroître la production de richesses, montre de vifs signes de défaillance. Il a pris un sacré bourre-pif même ! Le principe du prêt à intérêt, qui permet à chacun de sʼenrichir sans travailler, a muté en force dissolvante, en facteur de destruction des valeurs.
Les apprentis sorciers se voient maintenant obligés dʼaffronter le golem que leurs devanciers de la race des adorateurs du dieu Ploutos ont modelé, façonné de leurs mains que lʼavarice et le goût du lucre ont rendu galbées. Ils se voient contraints de digérer les amères concoctions de la « cuisine du diable » dont Clotilde a si peur dans Le docteur Pascal de Zola quand elle pense au remède miracle quʼessaye dʼinventer son oncle, un médecin fanatique de le religion du Progrès.
Le capitalisme est-il en train de se détruire par lui-même ?
Les taux dʼintérêt négatifs, ce nʼest pas seulement la ruine des épargnants, le génocide des rentiers, cʼest la ruine du capitalisme même. Cʼest un signe patent de la crise terminale du capitalisme que nous vivons. Et le plus coquasse dans cette affaire, cʼest que bon nombre de membres de lʼestablishment sont passés par la trotskysme ou le maoïsme. Ces ex-communistes sont sur le point, après des années passées à faire de lʼentrisme au sein de lʼhydre de lʼEmpire capitaliste américain, dʼaccomplir lʼexploit auquel ils rêvaient tant au temps de leur jeunesse : anéantir la bête immonde capitaliste. Par le verbe de rond-de-cuir ne parviennent-ils pas mieux à réussir leur plan que jadis ils comptaient faire triompher par le truchement du jet de pavés ?
Barroso, par exemple, qui est actuellement à la tête du conseil dʼadministration de Goldman Sachs après avoir été président de la Commission européenne. Et « Jean-Claude Juncker qui a indiqué lui même avoir ʽʽflirtéʼʼ avec la IVème internationale et le mouvement trotskiste ». Ou encore Kouchner, lʼancien rédacteur de Clarté, le journal des Jeunesses communistes, qui dirigeait le Quai dʼOrsay lorsquʼune déflagration tonitruante sʼabattit sur le système financier mondial. Bancocratie oblige, les contribuables ont dû se sacrifier pour sauver le monde de la banqueroute généralisée, à leur corps défendant puisque personne ne leur a demandé leur avis, comme il est de coutume dans un régime démocratique.
Non seulement la santé financière des B.S.R. est pire quʼen 2007-2008, il suffit de voir lʼévolution des cours de bourse de la Société générale ou du Crédit agricole, dʼobserver lʼagonie de la Monte Pasqui, de suivre le bank run que subit la Deutsche Bank – mastodonte qui, sʼil en venait à sʼeffondrer définitivement, serait tel un proboscidien de la savane écrasant par sa chute brutale toute la faune qui lʼenvironne –, mais surtout ce qui constitue le fonds de commerce principal du secteur a entre temps disparu. Les taux dʼintérêt négatifs rognent substantiellement sur les marges des banques.
Ceux qui rêvent de voir la Banque disparaître voient leur rêve sʼexaucer. Le règne de la chrématistique nʼest pas un horizon indépassable ; son imperfection est telle quʼil a été amené, pour perdurer, à produire son antithèse, lʼ« achrématistique », dénaturation de la dénaturation. Saint Pierre reçut cet avertissement : ce qui triomphe par lʼépée périra par lʼépée. Quant à la chrématistique, ce qui la décimera, cʼest lʼ « achrématistique ».
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