Syrie: le coup du chevalier de Moscou - par Marco Santopadre

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Dans les coulisses d'un revirement

Les États-Unis mis de nouveau hors jeu. Et non pas tant - ou du moins pas seulement - parce que celui qui mène l'ancienne superpuissance unique est un vacillant et souvent hésitant Barack Obama, mais parce que depuis que les armées de Washington parcouraient en long et en large le globe juste libéré de l'Union Soviétique la géopolitique et les équilibres internationaux ont changé. Et pas de peu. Les puissances - mondiales et régionales - en présence, dans une compétition internationale de plus en plus féroce et peuplée sont de plus en plus nombreuses, et plus elles augmentent en nombre plus le rôle et l'hégémonie américaines en sont affaiblis.

Il y a juste quelques années, à Washington, qui était en train de chauffer les moteurs de ses bombardiers prêts avec ceux de Paris à frapper les villes syriennes, fut bloquée par l'intervention de la Russie et de la Chine, qui ne se limitèrent pas aux barricades diplomatiques comme dans le passé, mais envoyèrent des missiles et des radars de l'armée syrienne et des navires de guerre en Méditerranée. Washington, ayant compris la leçon, dût changer de tactique, soulevant l'ire de Paris qui prétendait donner le coup d'envoi de la campagne, comme si rien ne s'était passé.


 
L'administration américaine décida alors de contourner l'obstacle par un financement massif de la soi-disant "opposition syrienne modérée". Si nous ne pouvons pas bombarder massivement la Syrie et nous libérer du régime syrien, pensèrent les stratèges obamiens, alors nous faisons combattre les rebelles à notre place. En Irak et en Afghanistan les "troupes au sol" locales avaient fonctionné, ça aurait donc marché aussi pour Damas. 



Ainsi donc des milliards de dollars en armes et aides commencèrent à pleuvoir littéralement sur des groupes très hétérogènes de la rébellion contre le régime de Assad ; pas seulement ceux libéraux ou islamistes, mais aussi et surtout ceux islamistes et jihadistes.


 
Ainsi donc en quelques mois des groupes jusqu'alors insignifiants - comme Al Nusra, la branche locale d'Al-Qaïda et l'infâme État islamique - devinrent de grandes machines d'encombrants et récalcitrants sujets politiques et militaires, gonflées par l'argent et par des armes accordés par l'ami d'outre-océan, ainsi que par les pétromonarchies du Golfe. Les nouveaux acteurs de la scène, devenus un point de repère pour des milliers de combattants étrangers jihadistes ou de mercenaires et égarés à la recherche de butin, originaires de tous les coins de la planète, commencèrent aussitôt à attaquer ou phagocyter le bras armé de la coordination des oppositions syriennes, l'Armée Syrienne Libre, qui de fait n'existe plus. Au cours des dernières années, la plupart des brigades de l'ASL, des milliers de miliciens armés et formés par les Etats-Unis et la Turquie, sont passés avec armes et bagages dans les formations jihadistes, ou bien ont dérivé en gardant éventuellement quelque chose pour eux-mêmes.


 
Lorsque les milices d'Al Baghdadi ont commencé à se répandre, au début de l'été dernier, en faisant des massacres dans les minorités ethniques et religieuses et en parvenant à s'approcher à quelques kilomètres de la capitale irakienne, à Washington et dans les chancelleries européennes, ils se sont enfin rendus compte que quelque chose n'avait pas fonctionné dans le bon sens, et ainsi est née la soi-disant 'coalition internationale' contre l'Isis ayant embarqué aussi quelques uns des pays qui plus ou moins directement, continuent à subventionner Daesh et d'autres groupes fondamentalistes. D'ailleurs à Washington, ils n'ont pas du tout l'intention d'éliminer l'État islamique de la carte du Moyen-Orient. Si tel était le cas en plus d'un an de bombardements par drones et avions chasseurs, les milices jihadistes n'occuperaient pas encore une superficie presque aussi grande que l'ensemble de l'Italie. Visiblement, le leader de la "coalition" menée par les Etats-Unis comptent redimensionner, affaiblir Daesh, pour éviter qu'il prenne le dessus, mais ils considèrent sa survie utile pour tenir en échec un Moyen-Orient déstabilisé, tribalisé et jeté dans le chaos, comme suggéré par le traditionnel "diviser et régner".


 
De plus Washington ne dicte plus la loi depuis longtemps dans ces régions : la Turquie d'un côté et le Conseil de coopération du Golfe - les pétromonarchies - de l'autre, sont devenues ces dernières années des "alliés" de plus en plus versatiles et exigeants, qui n'entendent pas du tout renoncer au lien avec Daesh. Sans parler d'Israël, heureux de pouvoir compter sur les jihadistes sunnites pour mettre en échec l'Iran haï et ses alliés en Syrie, au Liban et en Irak. Puis, durant l'été, Obama a provoqué la colère de ses partenaires au Moyen-Orient de plus en plus récalcitrants et indépendants en signant un accord sur le programme nucléaire de Téhéran, considéré comme de la poudre aux yeux tant à Riyad qu'à Tel-Aviv.


 
Pour tenter de retrouver le rôle et l'hégémonie au Moyen-Orient, Washington a dû compter même (quoique sans grande conviction) à la résistance kurde, la seule à se battre réellement ensemble avec les chiites de Téhéran et du Hezbollah - et bien sûr aux forces armées syriennes - contre les égorgeurs de Daesh. Quitte à se retrouver ensuite avec la Turquie qui déchaîne contre le PKK une vague de répression sans précédent, envoyant même quelque signal inquiétant au Pyd kurde syrien et mettant explicitement les bâtons dans les fragiles roues de la stratégie états-unienne ; non contente, Ankara a essayé de profiter de l'évidente faiblesse de Washington en prétendant, en échange de l'appui de ses forces armées à la coalition contre l'Isis, un feu vert à l'invasion du nord de la Syrie, qui est venu en partie seulement.


 
C'est dans ce contexte que s'insère le 'coup du chevalier' de Moscou qui est revenue à une action militaire ouverte au Moyen-Orient pour la première fois depuis les années 80.


 
La Russie est désormais depuis quelques années au centre d'une confrontation ouverte avec le blocus des États-Unis et aussi avec celle de l'Europe qu'elle n'a pas cherchée et même subit dans des conditions d'infériorité et de difficulté. Jusqu'à présent, tous les signes de la recomposition que Poutine a envoyé à Washington et à Bruxelles - par exemple en ce qui concerne le scénario de l'Ukraine - sont tombés dans des oreilles de sourds, tant que Moscou ne s'est pas rendue compte de pouvoir profiter du chaos créé par les apprentis sorciers américains dans le Moyen-Orient pour tenter de changer les rapports de force. Un mouvement, contrairement à ce que beaucoup croient, sur la défensive, et non offensif.


 
En quelques semaines, l'administration russe est passée à la contre-attaque diplomatique en offrant à Washington de s'engager ensemble dans le contraste militaire de l'Etat islamique en Syrie, en faisant de plus allusion à la possibilité d'un changement à la tête du régime syrien, une fois atteint l'objectif de la défaite de Daesh, et pas avant, comme le prétendent les 'coalisés' visiblement plus pressés par la destitution de Assad que par la destruction du cancer jihadiste.


 
Pendant ce temps, Moscou a déployé sur le terrain un contingent petite mais qualifié. Afin de renforcer les défenses de Damas et Lattaquié, les deux dernières grandes villes sous contrôle gouvernemental, et empêcher qu'elles tombent sous la pression conjuguée des diverses forces combattantes hétéro-dirigées. Mais aussi et surtout pour être en mesure de négocier l'avenir de la Syrie et de toute la région à partir d'une position de force. Si Washington peut compter sur des forces hétérogènes, concurrentes et extrêmement faibles, Moscou a travaillé dans ces semaines à la création d'une coalition alternative à celle dirigée par Obama, qui inclut l'Iran, le Hezbollah et même le gouvernement irakien, las de recevoir des promesses de soutien jamais respectées par "l' ami américain". Ce n'est pas un hasard si hier l'agence russe Interfax a mis en évidence le fait que les bombardements effectués en Syrie par les chasseurs russes ont été coordonnés par le centre de commandement unifié créé à Bagdad sous le contrôle du Ministère de la Défense russe.
Il apparaît que d'évidence l'opération de Moscou profite aussi de l'assentiment de Pékin, qui officiellement n'a pas encore bougé, mais qui selon plusieurs rumeurs serait en train de fournir au gouvernement syrien une aide substantielle et même l'envoi de certaines équipes de militaires hautement qualifiés.


 
Si hier, le Washington Post accusait Poutine d' 'improvisation' en disant que Moscou n'aurait pas une stratégie globale, ni la capacité d'influencer sensiblement la crise actuelle au Moyen-Orient, après les premiers bombardements des chasseurs russes sur Homs, Hama et Lattaquié l'accusation des Européens et des Américains a changé. Maintenant Poutine est accusé d'avoir bombardé non seulement et pas tellement les positions de Daesh, mais aussi et surtout certains groupes de la soi-disant 'opposition modérée' syrienne. Un blasphème pour ceux qui pensent - et à Washington et à Londres ils sont nombreux - que pour affaiblir l'Isis mais aussi pour continuer à poursuivre la chute de Assad il faudrait viser à renforcer Al-Qaïda et d'autres formations jihadistes 'moins extrémistes' encadrées dans ce qui reste de ASL. Les apprentis sorciers affirment maintenant que Al-Qaïda ne soit pas si dangereuse, qu'elle se soit progressivement modérée, et qu'elle représente aujourd'hui un concurrent utile aux égorgeurs de Al Baghdadi. Mais le monde ne s'était-il pas mobilisé seulement il y a quelques années pour débusquer les chefs d'Al-Qaïda dans les montagnes du Pakistan et de l'Afghanistan? Ne faisons-nous pas la guerre, en bombardant et occupant Kaboul, pour chasser les talibans barbares? Les drones de Washington ne frappent-ils pas depuis des années les cellules d'Al-Qaïda et d'autres organisations jihadistes sœurs en Somalie ou au Yémen envahi entretemps par les Saoudiens ?


 
Il est clair que, face à l'opinion publique internationale, même la moins attentive, les arguments délirants et contradictoires de la propagande de la 'coalition internationale contre l'Isis' perdent de plus en plus de crédibilité.


 
Désormais, il sera nécessaire de comprendre si, après avoir dérouté  Washington, Moscou voudra tendre la main à Obama, et si celui-ci voudra accepter l'offre de fusionner les deux coalitions internationales opérant au Moyen-Orient, ou du moins d'en coordonner l'activité, afin de ne pas être complètement évincée du jeu. Les États-Unis devront céder sur de nombreux points, mais la Russie a déjà laissé entendre qu'elle n'aura pas une attitude intransigeante, au contraire.


 
Quoi qu'il arrive, Washington perdra : si elle acceptera de jouer au jeu de Poutine la distance et la concurrence avec ses anciens alliés dans la région - Israël, la Turquie, pétromonarchies - se creusera davantage (Riad a même menacé d'une invasion de la Syrie); si par contre elle réproposera la confrontation avec Moscou elle se trouvera à opérer dans une région où elle n'a que quelques pions à déplacer contrairement à ses adversaires.





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