Sur le terrorisme

La « bonne conscience » des uns, et la « mauvaise conscience » des autres


Je me suis endormi au pied de cette grosse épinette noire qu’il y a tout juste à côté du mausolée où reposent les ossements de mes ancêtres. Je ne sais pas pendant combien de temps je suis resté endormi. Quand je suis remonté des couches profondes du rêve, me retrouvant pour ainsi dire la tête hors des eaux de la mer Océane, il m’a semblé qu’il y avait fort longtemps que je n’avais entendu le moindre son, vu la plus pâle des couleurs, senti la plus infime des odeurs.
Pourtant, sous les couches profondes du rêve, l’eau et le vin s’étaient transformés en ce sang coagulé, granuleux comme les sables du désert, et ce sang-là ne cessait pas de hurler, pire que le plus déchaîné des vents, et ce sang-là ne cessait pas de passer du rouge vif au noir le plus aveuglé, ne cessait pas de rendre l’air de plus en plus pestilentiel, et ce sang-là ne cessait pas de former dans la couche la plus profonde du rêve ces deux aigles qui, à les bien regarder, formaient pour l’un les mots Bonne conscience et pour l’autre les mots Mauvaise conscience.
Et moi qui ne cessais de nager dans ce sang putride, j’étais tantôt heurté par l’aigle de la Bonne conscience et tantôt par l’aigle de la Mauvaise conscience. Il me semblait qu’ils étaient tous les deux identiques, mais leur insistance à me frapper me faisait savoir que ce n’était pas le cas. Aussi la question a-t-elle surgi de la couche la plus profonde du rêve : « Qu’est-ce qui différencie fondamentalement la Bonne conscience de la Mauvaise conscience? Pourquoi, devant certains actes, l’humanité se sent-elle en état de Bonne conscience et que, devant certains autres actes, en éprouve-t-elle cette Mauvaise conscience que le passage des générations n’arrive pas à rejeter dans l’oubli ? »
J’ai vu dans mon rêve la croix gammée – du noir le plus profond sur du rouge le plus vif, j’ai vu Adolph Hitler et sa haine des Juifs, si absolue qu’elle ne pouvait qu’aboutir à cet holocauste dont six millions de Juifs sont morts, et j’ai vu apparaître cette Mauvaise conscience qui a marqué depuis tout l’Occident et qui la marquera sans doute tant que durera l’humanité. Pas une seule journée ne se passe sans que quelqu’un n’exprime cette Mauvaise conscience, ce qui rend tout critique véritable du peuple d’Israël, peu importe que ses actions soient bonnes ou mauvaises, comme nulle et non fondée.
J’ai vu ensuite dans mon rêve Little Boy (Petit Homme), la monstrueuse première bombe atomique que le président des États-Unis, Harry Truman, a ordonné de faire exploser au-dessus d’Hiroshima, j’ai vu Fat Man (Gros Homme), la deuxième et plus monstrueuse bombe atomique larguée sur Nagasaki trois jours plus tard. Ces deux bombes firent des centaines de milliers de morts et autant de blessés qui moururent, parfois de longues années plus tard, des suites d’avoir été irradiés. Little Boy et Fat Boy resteront à jamais le symbole de l’utilisation d’une arme de destruction massive visant une population civile. Selon les règles établies par les conventions internationales, il s’agissait là d’un crime contre l’humanité, au même titre que l’holocauste des Juifs par les nazis. Les nazis, à bon droit, furent traduits en justice une fois la guerre terminée. Mais pas les États-Unis d’Amérique qui invoquèrent le fait que la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki avait permis de mettre fin au conflit et de sauver de la mort des centaines de milliers de soldats, en majorité américains, comme il se doit. Le peuple étatsunien n’éprouva pas cette Mauvaise conscience qui marqua tout l’Occident à la suite de l’Holocauste. Il en éprouva plutôt une Bonne conscience, et c’est sur cette Bonne conscience que le véritable empire américain s’est créé.
Depuis la deuxième Grande Guerre, les États-Unis d’Amérique, dans le seul but d’assurer leur hégémonie sur le monde, ont participé à tous les conflits qui ont secoué et secouent toujours la Terre. La Corée, le Vietnam, l’Irak, l’Afghanistan, pour ne nommer que les plus importants, et cela c’est sans considérer toutes les guerres qu’ils ont soutenues partout – au Chili, par exemple – afin d’éliminer toute résistance à leur sentiment de Bonne conscience qui en fait l’empire du Bien contre les forces du Mal. Et ce Bien, pour s’établir, a seul le droit de mentir, de tricher, de tromper. Le plus bel exemple qu’on puisse en donner, ce sont les raisons invoquées par le chef d’état-major des armées américaines pour entrer en guerre contre l’Irak de Saddam Hussein. Devant le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations-Unis, assemblée qui fut diffusée dans le monde entier, ce qui constitue déjà une exception, Colin Powell argua, en s’appuyant sur des cartes aériennes et des informations truquées, que l’Irak possédait hors de tout doute des armes de destruction massive de type biologique et qu’elle était en train de produire des armes nucléaires. C’est ainsi que les États-Unis reçurent de l’ONU le droit d’entrer en guerre contre l’Irak, cet axe principal du Mal aux mains des terroristes. Deux ans plus tôt, après l’attentat terroriste qui fit s’effondrer les deux tours du Word Center, les États-Unis avaient attaqué l’Afghanistan, refuge d’Al-Qaïda et des Talibans, Talibans qu’ils avaient eux-mêmes armés et financés pour qu’ils prennent le pouvoir. Pour rendre plus crédible leur attaque contre l’Irak, on fit diffuser à la télévision un court métrage d’une jeune fille afghane tombée aux mains des Talibans, soumise à la torture et au viol collectif. La jeune Afghane en question était en fait la fille de l’ambassadeur de l’Irak aux États-Unis, et le court métrage avait été tourné dans un studio de Hollywood.
Le monde entier mit beaucoup d’espoir dans l’élection de Barak Obama. Le discours qu’il fit au Caire fut interprété comme un changement de cap de la politique internationale des États-Unis. Aux États-Unis même, les esprits libéraux croyaient que les pouvoirs d’exception, accordés au président Georges W. Bush dans la foulée de l’attentat terroriste du 11 septembre 2001, seraient levés, à tout le moins ceux qui brimaient les droits et les libertés des citoyens eux-mêmes. Ce n’est pas ce qui se passa. Bush n’était qu’un salaud, Obama est un salopard. Il se fait photographier avec sa femme et ses enfants devant la Maison Blanche en père de famille parfait, mais dès qu’il entre dans le bureau Ovale, il autorise l’assassinat ciblé de tous ceux, qui dans le monde, ne croient pas à la démocratie à l’américaine. Nul besoin de les arrêter, de les traduire devant les tribunaux comme l’exige pourtant le droit international. Nulle condamnation non plus de l’usage massif de ces drones qui tuent plus d’innocents que de véritables terroristes. L’objectif est d’entretenir la terreur, toujours au nom de la Bonne conscience qu’on a d’être les seuls à être du côté du Bien, d’où cette phrase de Georges W. Bush : « Vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous. »
Cette politique de l’empire américain ne date pas que du 11 septembre 2001. Depuis la fin du deuxième Conflit mondial, les États-Unis ont été en guerre, ici et là dans le monde, pas moins de quarante ans sur ces soixante-huit qui sont venus après la capitulation du Japon le 2 septembre 1945. Quarante ans durant lesquels, faisant toujours fi du droit international, ils ont expérimenté des armes de plus en plus meurtrières contre les populations civiles, comme le Napalm au Vietnam, les mines anti personnelles, les bombes à fragmentation, et quoi d’autre encore à venir? Rien de moins que la modification du climat au-dessus d’un pays ennemi, soit pour l’inonder, soit pour que la sécheresse le rende semblable au désert !
Depuis la guerre de Corée, les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont fait plus de quinze millions de victimes dans le monde, soit au moins autant que pour la première Guerre mondiale. Les pays les plus frappés sont évidemment ceux de majorité musulmane, ces barbares voués aux forces du Mal. Pourtant, les soldats occidentaux ont fait la démonstration, partout où ils sont passés, que de tous les barbares, ils sont ceux qui ont mené la cruauté à son extrême limite : tortures, mutilations, viols, civils innocents tués « pour le plaisir », emprisonnements prolongés d’hommes et de femmes traités comme des bêtes. Rien à envier à l’empire romain qui a au moins laissé derrière lui des routes, des ponts, des aqueducs et des monuments.
L’argent englouti dans toutes ces guerres est de l’ordre de sept cent mille milliards de dollars, de quoi faire de la planète un paradis au lieu de cet enfer dont la terreur, pour les choses proches et lointaines, est devenue la seule réalité.
La faille de l’empire américaine est évidemment sa Bonne conscience. Aucun empire avant celui des États-Unis, même pas celui de Rome, n’a montré une telle Bonne conscience par-devers lui-même et ses actes. Quand on en est là dans la Bonne conscience, on ne peut pas comprendre le ressentiment et la haine que l’Autre, qu’on a terrorisé pendant des décennies, est en droit de vous témoigner. On ne peut pas comprendre non plus que l’Autre n’a pas et ne doit pas assumer la Mauvaise conscience qu’on essaie toujours de lui entrer dans la tête à coups de marteau. Nietzsche nous avait d’ailleurs prévenus du danger que représenterait la démocratie faite avec les débris de l’aristocratie et les forces montantes du grand capital. L’alliance des deux ne pourrait être que néfaste pour l’humanité. Nietzsche appréhendait des catastrophes comme jamais on n’en avait connu dans l’histoire – à un point tel, disait-il, qu’il fallait envisager la possibilité de la fin brutale de l’humanité, non pas par un désastre cosmique comme ce fut le cas pour les dinosaures qui régnèrent sur la Terre durant près de deux cent millions d’années. Quand on pense que l’espèce humaine ne remonte qu’à une dizaine de milliers d’années, qu’elle compte aujourd’hui plus de sept milliards d’individus, que sept pour cent de la population (en aigles insatiables de la prédation), a le contrôle absolu sur les richesses et que quatre-vingt-treize pour cent de l’humanité est à sa merci parce que n’étant plus considérée qu’à titre de marchandise comme n’importe quel autre produit fabriqué sur lequel on doit faire son profit, on comprend la décimation exponentielle des ressources et l’état de mendicité auquel est contraint de plus en plus chaque jour un nombre de plus en plus grand des habitants de la Terre. Quant aux scientifiques, dont Nietzsche a dit qu’en dehors du domaine particulier de leur science, ils étaient les plus ignares des hommes et des femmes, leur Bonne conscience est telle qu’ils ne voient aucun mal à être les serviteurs des grands prédateurs, comme ça l’était déjà à l’époque de Gengis Khan, roi des mongols. S’il rasait tout sur son passage, il n’épargnait que les scientifiques et les scribes, les premiers pour qu’ils lui fabriquent des engins de guerre de plus en plus meurtriers, les deuxièmes pour qu’ils fassent l’éloge de son génie. Les scribes sont devenus aujourd’hui les cinéastes – et ceux d’Hollywood, par l’invention de Superman, d’Indiana Jones, de Wall-E, de HellBoy, d’Iron Man, de Terminator et de Rocky, pour ne mentionner que ceux-là, ne visent qu’à démontrer la suprématie étatsunienne grâce, notamment, à la supériorité de son armement, symbole du pouvoir de terroriser.
Le président Obama, pas davantage que ses prédécesseurs, ne peut rien changer à cette roue qu’actionnent de plus en plus violemment les prédateurs qui contrôlent l’empire. Les conséquences d’un tel état de fait sont faciles à déterminer : pour les populations qui ne veulent pas devenir à son image, le terrorisme est non seulement un devoir, mais une nécessité. Et cette nécessité est fort inventive comme peut en témoigner le passé. L’empire ottoman et l’empire romain y ont succombé. Seul l’empire britannique a compris qu’il y succomberait aussi s’il ne se démantelait pas – cette intelligence de la licorne a donné naissance au Commonwealth qui, comme le mot le dit, est le partage des ressources. Mais au-delà de ce partage des ressources, le Commonwealth, constitué de pays de races différentes et de religions différentes, a permis d’éviter plusieurs guerres et de mettre fin, entre autres, à l’Apartheid en Afrique du sud, fin à laquelle le Canada a beaucoup contribué, grâce notamment à l’intransigeance de Pierre Elliott Trudeau. Le Canada a changé du tout au tout depuis, est devenu si collé à l’empire étatsunien que pour le monde opprimé, il en est désormais une composante tout à fait intégrée. Tôt ou tard, il fera donc face lui aussi au terrorisme sur son territoire.
Voilà ce qui m’est arrivé quand je me suis endormi au pied de cette grosse épinette noire qu’il y a juste à côté du mausolée où reposent les ossements de mes ancêtres. Je ne sais pas pendant combien de temps je suis resté endormi. Quand je suis remonté des couches profondes du rêve, me retrouvant pour ainsi dire la tête hors des eaux de la mer Océane, il m’a semblé qu’il y avait fort longtemps que je n’avais entendu le moindre son, vu la plus pâle des couleurs, senti la plus infime des odeurs. Pourtant, sous les couches profondes du rêve, l’eau et le vin s’étaient transformés en ce sang coagulé, granuleux comme les sables du désert, et ce sang-là ne cessait pas de hurler, pire que le plus déchaîné des vents, et ce sang-là ne cessait pas de rendre l’air de plus en plus pestilentiel, et ce sang-là ne cessait pas de former dans sa couche la plus profonde du rêve ces deux aigles qui, à bien les regarder, formaient pour l’un les mots Bonne conscience et pour l’autre les mots Mauvaise conscience.

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Victor-Lévy Beaulieu84 articles

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Victor-Lévy Beaulieu participe de la démesure des personnages qui habitent son œuvre. Autant de livres que d'années vécues, souligne-t-il à la blague, comme pour atténuer l'espèce de vertige que l'on peut éprouver devant une œuvre aussi imposante et singulière. Une bonne trentaine de romans, une douzaine d'essais et autant de pièces de théâtre ; des adaptations pour la télévision





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