Souveraineté et nation

Jacques Sapir

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Réflexion sur le rapport entre la Souveraineté, la Nation, l'État, les ethnies, les religions et l'intérêt public

Frédéric LORDON vient de publier un texte important, Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas 1 où il aborde la question essentielle de la souveraineté mais aussi celle tout aussi essentielle de la Nation. On voit immédiatement l’enjeu de ce texte, et des interrogations auxquelles il cherche à répondre, dans le contexte de la crise de l’Euro, mais aussi, plus généralement, de la crise de l’idée européenne engendrée par les efforts de ceux qui se proclament les plus ardents défenseurs de l’Union européenne. Ces questions ont aussi été abordées dans le livre qu’a dirigé Cédric Durand2, et j’invite les lecteurs de ce carnet de se reporter au débat que j’ai eu avec lui dans des notes précédentes3.
Souverainisme de droite, souverainisme de gauche?
Avant d’essayer d’approfondir certains points du texte avec lesquels j’ai un accord évident, et sur lesquels j’ai pris position depuis plus de dix ans4, il convient de préciser une chose. Frédéric Lordon écrit donc : « Car si cet ordre (i.e. le Néo-Liberalisme) en effet se définit comme entreprise de dissolution systématique de la souveraineté des peuples, bien faite pour laisser se déployer sans entrave la puissance dominante du capital, toute idée d’y mettre un terme ne peut avoir d’autre sens que celui d’une restauration de cette souveraineté, sans qu’à aucun moment on ne puisse exclure que cette restauration se donne pour territoire pertinent – n’en déplaise à l’internationalisme abstrait, la souveraineté suppose la circonscription d’un territoire – celui des nations présentes… et sans exclure symétriquement qu’elle se propose d’en gagner de plus étendus ! ».
C’est un début que je partage entièrement, y compris le fait que la souveraineté implique un territoire mais aussi la définition de qui est à l’intérieur et de qui est à l’extérieur. La frontière est un élément décisif et même constitutif de la démocratie, que cette frontière soit territoriale ou qu’elle soit métaphorique comme dans le cas de l’appartenance à une organisation. Il est plaisant d’entendre ceux-là mêmes qui refusent les frontières autour d’un territoire défendre la distinction membre/non-membre dès que leur pouvoir est en jeu. Il ferait beau voir que chacun d’entre nous puisse voter au sein des instances d’un parti politique, quel qu’il soit, sans en être membre ! On voit bien, à travers cet exemple, que l’existence de la démocratie implique la clôture de l’espace politique, et que cette dite clôture implique une « frontière ». Dire cela n’implique pas que nous n’ayons rien en commun, ou que nous ayons à nous désintéresser de ceux qui sont de l’autre côté de la clôture, que celle-ci définisse une organisation ou un pays. Mais cela conduit à donner du sens à la distinction membre / non-membre, à lui conférer une pertinence et donc, par opposition, à tenir pour dangereuses les idées qui récusent qui récusent cette distinction.
Frédéric Lordon ne dit pas autre chose quand il ajoute que ceux qui opposent la Nation à l’Internationalisme ne se rendent pas compte que cette opposition tourne à vide car on a : « un internationalisme politiquement vide puisqu’on en n’indique jamais les conditions concrètes de la délibération collective, soit qui, les indiquant, n’aperçoit pas qu’elle est simplement en train de réinventer le principe ( moderne ) de la nation mais à une échelle étendue ! »
Puis, Frédéric Lordon distingue ce qu’il appelle un « souverainisme de droite » d’un « souverainisme de gauche » en opposant « Nation » et « Peuple » : « il pourrait être utile de commencer par montrer en quoi un souverainisme de gauche se distingue aisément d’un souverainisme de droite, ce dernier se concevant généralement comme souveraineté « de la nation », quand le premier revendique de faire droit à la souveraineté « du peuple ». »
Il y a là, me semble-t-il, une confusion. La différence entre droite et gauche ne vient pas de la souveraineté mais de la manière dont on conçoit la Nation. De ce point de vue, je récuse l’idée qu’il puisse y avoir un souverainisme « de droite » ou « de gauche ». Il y a le souverainisme, condition nécessaire à l’existence d’une pensée démocratique et les idéologies qui récusent la souveraineté et donc, in fine, la démocratie.
Quelles visions de la Nation?
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas une pensée de droite ou une pensée de gauche, mais cette opposition ne passe pas par la question de la souveraineté mais par celle de la Nation. Pour une pensée « de droite », la Nation « est » et en conséquence on réfléchit fort peu à son origine. On préfère mettre l’accent sur les aspects intemporels de son existence et la question du « corps mystique » de la Nation n’est pas une lubie ou un anachronisme. On retrouve rapidement les mythes chrétiens pour les plupart des penseurs de « droite » avec l’idée que la Nation renvoie, in fine au triptyque « une foi, une loi, un Roi ». Les problèmes commencent, d’ailleurs, dès l’entrée dans la période moderne, avec l’émergence d’un pluralisme religieux (la Réforme) qui casse l’idée d’une unicité de religion.
Des auteurs modernes, et parmi eux des personnalités aussi opposées sur Carl Schmitt et von Hayek, font références à des « méta-valeurs » comme origine de la « loi » et donc comme structurant l’espace de la Nation. La référence au christianisme est explicite chez Carl Schmitt. Il ne faut pas être grand clerc pour y voir une refiguration de la métaphysique. Mais ici se pose un problème. Celui des guerres de religion qui ont ensanglanté l’Europe à la Renaissance. En fait, dès la fin du XVIe siècle, à travers un personnage comme Bodin, se dégage au contraire l’idée que la loi tire sa légitimité de la nécessité de faire coexister des intérêts et des croyances qui sont diverses au sein d’un même cadre territorial.
Ce n’est pas pour rien que Bodin fut certes l’auteur connu des « Six Livres de la République »5, mais aussi celui, moins connu mais non moins important, du « Colloquium Heptaplomeres »6 ou le « Colloque des sept » qui pose les bases de l’État laïc à partir du constat qu’il est impossible de convaincre en matière religieuse à partir d’arguments faisant appel à la Raison. Dès lors, l’important lors des guerres de religion en France n’est pas de savoir si l’on est catholique ou huguenot, mais si l’on est français ou rallié au roi d’Espagne.
Ce n’est qu’en posant la question en ces termes-là que l’on a pu reconstituer un espace politique collectif. Mais pour ceci il fallait penser qui était français et qui ne l’était pas. La pensée « de droite » ne s’est jamais remise de cette révolution qui oblige de penser l’origine de la loi et les compromis sociaux hors de toute référence à une norme « divine » ou simplement saturante. De ce point de vue, la Nation et l’État post-Bodin sont à jamais irréconciliables avec tous les fanatismes religieux, toutes les lectures littérales d’une religion, qu’il s’agisse des chrétiens, des juifs ou des musulmans (voire d’autres….).
Pour les penseurs « de gauche » la Nation est d’abord une construction sociale. On est rassuré et l’on croit avoir liquidé la question métaphysique. Rien n’est moins sûr. À cette pensée qui est profondément vraie, ils ajoutent immédiatement deux apories. S’ils sont marxistes, ils ne conçoivent cette construction sociale qu’à travers le prisme de « la lutte des classes qui mettra fin à la lutte des classes », bref du retournement hegelien de la contradiction.
Mais ceci n’est qu’une représentation, et elle les conduit à minorer l’importance de la Nation comme cadre habité (et même hanté) par la démocratie. Puisque l’exploitation de l’homme par l’homme mettra fin à l’exploitation, qu’importe cette « relique du passé » qu’est la Nation et l’État. D’ailleurs, dans une société sans conflits, l’État n’est plus nécessaire… À peine avons-nous cru être délivré du carcan métaphysique que celui-ci est de retour. Et Lénine qui écrivait quelques mois avant Octobre 1917 L’État et la Révolution a dû, sous l’emprise de la nécessité, reconnaître et l’importance de l’État et l’existence de conflits sociaux légitimes même dans la société post-révolutionnaire. Pour certains marxistes (pas tous, je le sais parfaitement) cela se combine avec une sous-estimation fondamentale de la démocratie elle-même. Cette dernière devient instrumentale par rapport à l’objectif de fin de l’exploitation. On sait à quelles dérives ceci a conduit.
S’ils sont par contre marxiens et non marxistes (la différence pour les non-initiés vient de ce qu’un marxien cherche à être fidèle à la démarche de Marx alors qu’un marxiste cherche à être fidèle à une tradition interprétative de Marx), ils n’ont pas de prisme téléologique mais ils considèrent en général le changement social comme relevant du temps court, ce qui est assez normal d’ailleurs quand on veut changer le monde. Le problème est que la Nation, et l’État-Nation avec, sont des constructions sociales relevant du temps long, et s’étalant sur plusieurs siècles. La culture politique qui en est issue, et qui diffère assez largement d’une Nation à l’autre, imprègne non seulement notre conscient mais aussi notre inconscient.
Cette culture n’est autre que le langage dans lequel nous pouvons exprimer les conflits comme les solutions. De ce point de vue, même si les analyses sont radicalement différentes entre une vision métaphysique de la Nation et de l’État articulée autour de la notion de « corps mystique » et une vision qui les considèrent comme les produits d’une construction sociale de très longue durée, il n’y a pas fonctionnellement de différence radicale entre les deux à ce niveau de l’analyse. La différence est plutôt que, pour celui qui entend penser la Nation et l’État dans le cadre d’une construction sociale de longue durée, il est indispensable de s’en tenir à la double injonction de Jean Bodin. Cette injonction porte à la fois sur le principe (on ne peut fonder la Nation et l’État sur des bases religieuses parce que la religion nous divise et ne nous rassemble pas) et sur les conditions de fonctionnement de la Nation et de l’État qui doivent maîtriser des conflits entre des intérêts et des croyances multiples au nom de la « chose publique », la Res Publica.
L’opposition n’est donc pas entre un souverainisme « de droite » et un « de gauche ». Il n’y a qu’un souverainisme. Mais il y a des conceptions de la Nation qui sont « de droite » parce qu’elles ramènent à des apories religieuses (et l’on parle ici des religions constituées comme des visions téléologiques) qui ne sont pas compatibles avec le déploiement complet de la démocratie. Ceci étant dit et précisé, on partage pleinement l’idée affirmée par Frédéric Lordon que la gauche, la vraie, aurait tout intérêt à se réapproprier la Nation comme condition nécessaire à l’existence de la démocratie et de la Res Publica. Mais, bien entendu, cette Nation n’est pas constituée sur des bases ethniques et elle accueille en son sein tous ceux qui viennent la faire vivre par leur travail et par leur énergie, dans le respect de ses lois à la formation desquelles ils contribuent.


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