Carnets du Nord

Schefferville: une seconde vie?

Plan nord


Schefferville: une sorte de chaos, mais un chaos enveloppé dans des paysages sublimes, où l’unique et cristalline lumière du Nord vous lave de tout.

Photo : Monique Durand


Monique Durand - On parle beaucoup de Plan Nord et de Nord depuis des mois. Pourtant, bien peu d'entre nous connaissent ou connaîtront jamais ce territoire boréal surdimensionné qui recouvre les trois quarts du Québec et qui fait partie de notre imaginaire. Notre collaboratrice Monique Durand nous propose cet été une série de carnets sur ce Nord méconnu, et ceux et celles qui l'habitent.
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2. Elle agite une grosse cloche comme dans le temps des couvents. Il est 18h pile. «À table!», lance Clara de sa voix de stentor. Le Guest House est situé un peu en retrait du centre de Schefferville, au bout d'une pointe qui s'avance sur le lac Knob, au bord duquel a été construite la ville au milieu des années 1950. C'est entre les murs de cette auberge qu'est mort Duplessis, en septembre 1959. Un dessin de lui est posé sur la cheminée, entre un panache de caribou et une horloge de bois représentant la province de Terre-Neuve. C'est tout. Mais les mânes de l'ancien premier ministre flottent dans l'air. On raconte que ni les Innus, ni les Naskapis n'osent s'approcher des lieux à cause des fantômes qui les hanteraient encore.
Nous galopons vers les boulettes de morue au menu ce soir-là. «De la morue du Labrador», fait celle qui est née à Saint-Augustin, sur la Basse-Côte-Nord, un village situé entre Natashquan et Blanc-Sablon, où l'on accède seulement par bateau ou par avion. Clara parle français et anglais, souvent les deux en même temps. Il existe des liens de parenté proche entre la Basse-Côte-Nord, Schefferville et le Labrador terre-neuvien. Des liens géographiques d'abord: vaste continent au nord du 50e parallèle, un même désert d'épinettes naines et de toundra constellé de lacs et de rivières. Ensuite, une parenté de vaste solitude, d'isolement grandiose et de système D: pour manger, pour se chauffer, pour se déplacer, pour vivre et survivre. Un même entêtement à triompher des éléments.
L'auberge Guest House est l'un des bâtiments les moins déglingués de Schefferville, havre plutôt inattendu pour les gens de passage dans l'ancienne ville du Nord. Ancienne ville? À strictement parler, oui. La ville a officiellement fermé en 1982 quand la compagnie minière IOC — l'Iron Ore comme on disait à l'époque —, présidée par Brian Mulroney, y a cessé ses activités. On avait alors bulldozé une bonne partie des quartiers et brûlé plusieurs maisons. Michel Vollant, journaliste à la radio innue de Schefferville, était parti juste avant l'hécatombe étudier à Montréal. «Quand je suis revenu, il n'y avait plus de piscine, plus d'aréna, plus de gymnase, plus rien de ce qui était ma ville.» L'âme de Schefferville avait disparu.
Les Innus — ceux qu'on appelait avant les Montagnais — qui, jusque-là, avaient vécu au lac John, à deux kilomètres, ont progressivement intégré la ville. Aujourd'hui vivent environ 800 Innus et 200 Blancs à Schefferville. En son âge d'or, la ville minière avait abrité jusqu'à 4000 personnes. Et cela, sans compter les Naskapis de Kawawachikamach, une communauté de près d'un millier de personnes, qui vivaient et vivent toujours à douze kilomètres.
Tout ce qui reste du coeur de Schefferville, c'est l'hôtel Royal, qui en a vu des vertes et des pas mûres, deux magasins où l'on trouve un peu de tout, une pompe à essence, un édifice municipal, mais surtout le restaurant Bla Bla. L'autre soir, effondré sur la banquette, un client dormait le nez dans sa pizza all dressed. Esther, la cuisinière, essayait doucement, tendrement presque, de le réveiller. On vient au Bla Bla pour sortir, parler, voir autre chose, se réchauffer ou dessaouler. Poutine, hot chicken et chaleur humaine, dans des odeurs de graisse à patates frites et de parkas mouillées.
Schefferville, c'est un capharnaüm à ciel ouvert avec ses rues défoncées, ses édifices désaffectés, ses carcasses de motoneiges traînant ça et là, ses maisons alignées devant lesquelles est souvent planté un poêle à bois. Aussitôt que le printemps boréal s'avise d'arriver et qu'on peut mettre le nez dehors, les familles, les voisins viennent s'asseoir près du poêle, y réchauffant le meilleur de leur vie.
Schefferville est une sorte de chaos d'où montent, l'hiver, les volutes des moteurs qu'on laisse tourner, et l'été, celles de la poussière des chemins qui s'élèvent dans le ciel. Mais un chaos enveloppé dans des paysages sublimes. On en oublie tout le reste. L'unique et cristalline lumière du Nord vous lave de tout. Le soir, des voitures viennent se garer derrière l'hôtel Royal, face au lac et aux montagnes, pour voir le soleil tomber derrière et tout le paysage flamber à contre-jour. Plus net, plus clair est impossible.
Un nouveau boom du fer
C'est dans ce repaire d'épinettes, sur la frange du 55e parallèle, qu'une seconde vie est en train d'éclater. Voilà que la région connaît un nouveau boom du fer, à cause de l'appétit vorace des pays émergents, Chine et Inde en tête, pour ce minerai dont elle regorge. En plus d'autres gisements, ceux du temps de l'IOC seront à nouveau exploités. De quoi faire se retourner les souvenirs anciens dans leur tombe.
New Millenium Capital vient d'aménager son quartier général dans un édifice décati en face de l'aéroport. Avec pour objectif de démarrer ses activités à la fin de 2012, la minière engage ainsi, avec d'autres compagnies comme Labrador Iron Mines, une deuxième aventure du fer dans cette partie du Nord.
Sans crier gare, un petit salon de coiffure vient de rouvrir au-dessus du Bla Bla. Des denrées, des véhicules et toutes sortes d'équipements lourds arrivent par le train qui part de Sept-Îles deux fois par semaine, tandis qu'Air Inuit a augmenté la cadence de ses vols vers Schefferville. De l'aube au crépuscule, un hélicoptère transporte au bout d'un long câble des barils de carburant vers les campements qui s'établissent autour de la ville.
Une seconde vie pour Schefferville? Pas forcément. «Les compagnies ne fonctionnent plus comme avant. Elles donnent tout à contrat: l'extraction du minerai, son transport et les autres opérations. Elles logent les gars dans des campements en dehors de la ville. Elles ne veulent plus d'installations permanentes, ni de syndicats.» Gille Porlier est arrivé à Schefferville en 1970, engagé comme mécanicien par l'IOC. Quand Schefferville a fermé, un fonctionnaire lui a offert 58 000 $ pour compenser ses avoirs dans la ville. «Il me pressait de tout embarquer dans la van. Et de partir. J'ai déchiré son chèque en deux morceaux.» Gilles Porlier n'est jamais reparti. «Schefferville ne renaîtra jamais comme elle était. Mais tôt ou tard, les gars des minières vont vouloir emmener leur blonde, leurs enfants. Les maisons qui étaient abandonnées depuis 30 ans sont maintenant presque toutes occupées de nouveau.»
Retour au Guest House de Clara. Dans la salle à manger, une faune typique du Nord. Des prospecteurs de métaux et des chercheurs d'or — au sens littéral —, jeunes hommes venus d'un peu partout au pays, en quête d'aventure et d'argent. Il y a David, un jeune apprenti plombier de Granby, que les sirènes du Nord ont tenté. Il y a Fabien, de Sherbrooke, venu enseigner la charpenterie aux Innus, un colosse qui s'ennuie de sa femme restée au Sud. Il y a deux recruteurs venus vanter aux jeunes Scheffervillois les promesses d'un avenir radieux dans les Forces canadiennes. Et puis il y a Gabrielle, mi-vingtaine, de l'organisation Katimavik. Armée de son ardeur, elle est venue voir comment Katimavik pourrait améliorer le sort de la jeunesse de Schefferville aux prises avec drogue, alcool, violence et décrochage.
«C'est le désoeuvrement qui crée tous ces problèmes, explique Gilles Porlier, propriétaire du Guest House et de beaucoup d'autres bâtiments et commerces en ville. Avec le fer qui redémarre, nos jeunes vont avoir du travail. Y compris les Innus et les Naskapis.»
Ici, on s'explique difficilement les réticences du Sud face à l'exploitation du Nord. «J'ai de la misère avec ça! s'exclame-t-il. C'est vrai qu'il y a eu du développement sauvage. Dans le temps de l'IOC, on vidait les drums d'huile à terre. On enterrait des barils de vieille huile de 45 gallons: ni vu, ni connu! On a retrouvé récemment des milliers de livres de dynamite oubliées dans une cache. C'était comme ça à l'époque. Mais c'est plus pareil aujourd'hui. Y'a moyen, il me semble, de concilier le développement des mines avec l'environnement.»
20h30. Clara se retire dans sa chambre au deuxième. La plupart des clients du Guest House ont fait pareil, annulés dans la chaleur bienfaisante et déjà engloutis par la nuit d'étoiles immenses et givrées. On dort bien à Schefferville. Plus calme est impossible.
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Collaboration spéciale


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