Sauver des vies, mais à quel coût ?

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« Plus les semaines passent, plus les conséquences sociales augmenteront »


Les autorités peuvent-elles sauver toutes les vies ? Impossible. Mais quoi qu’il en soit, doivent-elles tenter de les sauver toutes ? Pas davantage.


Tôt ou tard, il faudra se pencher sur cette question fort délicate. Qu’on soit en période de pandémie ou non, les gouvernements ne peuvent empêcher totalement les blessures ou les pertes de vie humaine.


Si les autorités voulaient sauver toutes les vies, elles interdiraient les vols en avion, puisqu’il survient régulièrement des accidents. Elles proscriraient les autoroutes, car la circulation rapide cause des morts, et elles banniraient les piscines, car des bambins s’y noient chaque année.


Les autorités doivent donc implanter des règles pour conjuguer à la fois la sécurité publique, l’efficacité de fonctionnement et la liberté individuelle et collective. L’impact économique de telles décisions fait aussi partie de l’équation, évidemment.


Dès lors, les gouvernements doivent juger si leurs décisions sont optimales et tenir compte de la « balance des inconvénients », comme l’a dit le premier ministre François Legault à quelques reprises.


Pour l’instant, les dégâts d’une pandémie incontrôlée sont, à l’évidence, supérieurs à cette « balance des inconvénients ». Dimanche, le gouvernement a d’ailleurs prolongé jusqu’au 4 mai la fermeture des commerces non essentiels.


Viendra un moment où il faudra toutefois s’interroger sur les coûts de nos mesures de confinement et leur énorme facture économique et sociale.


À partir de quel moment les autorités jugeront-elles que le coût imposé à l’ensemble de la société dépasse les gains en termes de vies humaines, principalement âgées ?


Plus les semaines passent, plus les conséquences sociales augmenteront, qu’on pense aux dépressions, à l’augmentation de la violence conjugale, aux interventions chirurgicales reportées (parfois pour des cancers), aux enfants maltraités qui ne peuvent recevoir de soutien, etc.


Et bien sûr, il faudra considérer que les 1000 à 5000 vies qu’on sauvera dans les prochaines semaines se feront au détriment de l’avenir socio-économique de millions de Québécois. Les jeunes seront grevés par une très lourde hypothèque, compte tenu des déficits astronomiques engendrés par la crise, ce qui obligera les autorités à restreindre les services publics au cours des prochaines années et à augmenter les impôts.


Deux chiffres pour mieux comprendre. Les mesures directes du fédéral ciblant les particuliers coûteront environ 100 milliards de dollars pour quelques mois, ce qui équivaut à cinq fois le déficit fédéral annuel prévu. La Banque Royale estime même que le déficit fédéral pourrait atteindre 200 milliards, ce qui augmenterait notre dette fédérale d’environ le tiers en une seule année.


Québec a transformé le réseau de la santé pour se préparer à une vague d’hospitalisations de patients atteints par la COVID-19. Quelque 6000 lits sont disponibles, qui devraient servir à autre chose. Or, pour l’instant, la vaste majorité de ces lits sont vides, puisqu’il y a seulement 533 patients hospitalisés (le 6 avril) pour le coronavirus. Le principal frein, actuellement, n’est ni le nombre de lits ni même le personnel, sauf exception, mais les médicaments et l’équipement de protection (masques, blouses, anesthésiants, réactif, etc.).


La situation peut rapidement changer au cours des prochaines semaines, mais éventuellement, il faudra voir quand ranger le bazooka contre le virus, en levant, par exemple, les mesures de confinement contre certaines entreprises. On commence par les chantiers de construction ?


Une vie vaudrait 9,5 millions


Peu de gens le savent, mais la plupart des gouvernements ont un guide d’analyse des coûts-bénéfices associés à la vie. Cette valeur d’une vie peut être liée à l’exposition à la fumée secondaire du tabagisme, à une épidémie ou à autre chose, explique l’économiste Marc Duhamel, de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), dans une analyse coûts-bénéfices de l’aplanissement de la courbe.


« L’idée d’associer une valeur monétaire à une vie peut être moralement répugnante, mais les conséquences d’une très grande variété de décisions publiques attachent une valeur monétaire à une vie, implicitement ou explicitement », écrit le professeur, qui estime que les mesures du gouvernement Legault en valent la chandelle actuellement.


En se basant sur le Guide d’analyse coûts-avantages du Secrétariat du Trésor (organisme fédéral) de 2007, Marc Duhamel estime qu’une vie au Canada vaut 9,5 millions en 2020. Aux États-Unis, un autre économiste attribue une valeur de 14,5 millions US à une vie humaine.


Ainsi, si le gouvernement du Québec parvient à sauver 4000 vies grâce à ses mesures, par exemple, il aurait préservé une « valeur » de 38 milliards de dollars. Les vies que les autorités prévoient sauver chuteront forcément avec l’amélioration de la situation. Par exemple, si les vies sauvées attendues tombent à 500 avec l’évolution de la courbe, la valeur préservée reculerait à 4,8 milliards, et alors, ces gains pourraient devenir nettement trop faibles eu égard aux coûts énormes du confinement.


L’Italie, qui a franchi le sommet il y a une semaine, peut servir d’illustration. Le pays a accumulé 263 morts par million d’habitants, si l’on se fie aux chiffres officiels. Ce taux grimpera encore, puisque le taux de décès est cumulatif. En reportant cette situation extrême au Québec, on atteindrait environ 2250 morts d’ici un mois, soit environ 2100 de plus qu’aujourd’hui. Les décès moindres que cet extrême d’ici un mois pourraient être considérés comme des vies sauvées aux fins de la réflexion.


Je sais, c’est froid, rationnel et répugnant, mais la situation exige de réfléchir à la question, comme l’a également fait le chroniqueur Andrew Coyne, du Globe and Mail, dans son récent texte titré « Save Grandma or save the economy ? It depends ».




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