(Victoriaville) La police et la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ont sauvé une adolescente d’un mariage forcé organisé par un imam à Victoriaville cet été. Lorsque la jeune fille s’est enfuie de chez elle, c’est chez une famille de réfugiés du coin qu’elle a trouvé asile, ce qui a provoqué un affrontement dans la communauté. Ses protecteurs se sont confiés à La Presse. Récit d’un sauvetage.
L’adolescente est entrée en coup de vent dans l’appartement de la famille Al-Atrash*, sans cogner. Des gens étaient à ses trousses. Elle semblait terrorisée, à bout de souffle. Elle avait besoin d’un endroit où se cacher. Tout de suite.
« Ma famille veut me frapper, ma famille veut me frapper », répétait-elle. Les résidants des lieux ont voulu la calmer, lui offrir un verre d’eau. Ils n’arrivaient pas à comprendre pourquoi elle faisait irruption ainsi chez eux. Mais ils voyaient bien qu’elle était partie dans l’urgence, sans même prendre le temps de mettre ses souliers.
Puis la porte d’entrée s’est ouverte à nouveau. Six personnes ont fait irruption dans le modeste logement à la suite de la jeune fille. Sa mère, ses frères, son fiancé dans la vingtaine, ainsi que deux amis de ce dernier. Ils semblaient furieux, enragés, agressifs.
L’adolescente en fuite s’est précipitée dans une chambre et a verrouillé la porte. Sa mère criait : « Je veux ma fille ! » Son fiancé a pris son élan et commencé à donner de grands coups dans la porte de la pièce, qu’il a réussi à défoncer.
La jeune fille traquée tenait bon, appuyant son dos contre la porte brisée et poussant de toutes ses forces avec ses jambes sur le lit devant elle, pour bloquer l’entrée. « Je ne veux pas sortir ! », criait-elle.
Bousculade et corps à corps
Les six membres de la famille Al-Atrash se sont interposés devant les intrus. Le père Al-Atrash criait au fiancé : « Mais qu’est-ce que tu fais ? »
Une bousculade a éclaté. Cris, corps à corps, cheveux tirés, chutes : le fiancé a été blessé à une main. Enceinte, la mère Al-Atrash a été poussée violemment, ce qui lui a causé des douleurs au ventre qui l’ont menée à l’hôpital.
J’avais vraiment peur, ce n’était pas facile. Tout le monde pleurait.
Amira, la fille aînée de la famille Al-Atrash
(La Presse a modifié le nom des membres de la famille, car la Loi sur la protection de la jeunesse interdit de publier toute information qui permettrait d’identifier la victime dans cette affaire ou ses parents.)
Amira connaissait l’adolescente en fuite. Elles étudiaient dans des écoles secondaires différentes, mais comme leurs familles avaient fui le même pays du Moyen-Orient pour s’établir en tant que réfugiés dans le même quartier à Victoriaville, elles s’étaient liées d’amitié. Amira ne connaissait pas tous les détails de la vie intime de son amie. Mais elle savait qu’on voulait la forcer à épouser un homme dans la vingtaine. Et que la jeune fille ne voulait rien savoir de lui.
L’histoire du mariage forcé auquel était destinée l’adolescente a été révélée vendredi matin par l’animateur Paul Arcand sur les ondes du 98,5 FM. Le lendemain, les six membres de la famille Al-Atrash ont accepté d’accorder une entrevue à La Presse dans leur petit salon. Ils ont raconté pour la première fois cette journée tendue d’avril dernier et les déchirements qu’elle a provoqués dans la communauté musulmane du Centre-du-Québec.
Cinq mois plus tard, alors qu’ils se remémorent le tout, le cadre de la porte de leur chambre à coucher affiche encore des marques de violence.
Escorte policière
Dans le chaos ambiant, en cet après-midi d’avril, le père Al-Atrash avait réussi à joindre le père de l’adolescente au téléphone. « Je lui ai dit qu’il parle à son monde, que je ne voulais pas de problèmes », se remémore-t-il. Finalement, un des frères de l’adolescente en fuite a convenu qu’il n’était pas acceptable d’envahir ainsi la maison des gens. Il a fait sortir sa bande. La dispute s’est déplacée dehors. L’adolescente refusait toujours de sortir, et les Al-Atrash faisaient écran pour la protéger.
Les patrouilleurs du poste de la Sûreté du Québec (SQ) de Victoriaville, accourus sur place, avaient bien du mal à comprendre ce qui se passait.
« Les policiers ont été appelés pour une altercation impliquant une vingtaine de personnes », raconte la sergente Ingrid Asselin, porte-parole de la SQ.
D’autres membres de la communauté s’étaient mêlés de la dispute. La situation était confuse. « Les policiers parlaient français, mais tout le monde ici parlait arabe », se souvient le père Al-Atrash, qui suit des cours de francisation depuis son arrivée au Québec en 2016, mais qui peine encore parfois à se faire comprendre.
Après avoir démêlé un peu l’histoire, les policiers ont fait un signalement à la direction de la protection de la jeunesse.
La sergente Ingrid Asselin, porte-parole de la SQ
Le jour même, l’adolescente a été sortie de son foyer pour être placée dans une famille d’accueil, parce que les intervenants jugeaient que son développement et sa sécurité étaient menacés. La police a escorté les intervenants de la DPJ jusqu’à destination, pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis.
L’adolescente a demandé elle-même à être placée en famille d’accueil jusqu’à sa majorité, tant elle craignait sa famille. L’affaire s’est déplacée devant le tribunal de la jeunesse, où les parents et le futur époux ont plaidé pour qu’elle reste avec eux.
Contrôle total
La preuve entendue en cour a révélé que la DPJ suivait la famille depuis un an, pour mauvais traitements psychologiques et physiques. En 2018, alors qu’elle n’était âgée que de 15 ans, l’adolescente avait été promise à un garçon dans la vingtaine, même si elle ne l’aimait pas. Ses parents avaient collecté une dot de plusieurs milliers de dollars en échange de sa main.
Un imam avait signé le contrat de mariage. Il ne restait que la réception à organiser. La fête devait se tenir en mai 2019. L’adolescente fréquentait toujours l’école et habitait chez ses parents, mais elle était déjà sous le joug de son conjoint imposé.
« Elle décrit son fiancé comme étant très contrôlant. Il décide de ce qu’elle porte, du choix de ses amies, il refuse qu’elle se maquille, il exige qu’elle soit toujours avec lui lorsqu’elle n’est pas à l’école, il décide de ses sorties, il l’empêche de parler à des gens et l’oblige aussi à porter le hijab », relate le juge de la Cour du Québec Bruno Langelier, dans son jugement daté du 18 juillet dernier.
Malgré qu’elle lui a dit à plusieurs reprises qu’elle ne l’aime pas et ne pas vouloir se marier, le fiancé lui répond qu’elle est à lui, qu’elle n’a pas le choix.
Extrait du jugement
« Sa mère lui a dit ne pas pouvoir l’aider, même si elle comprend », souligne-t-il.
« L’adolescente est si craintive de représailles qu’elle n’a même pas osé se présenter au tribunal pour l’audition », observe le juge.
À l’audience, le fiancé a soutenu qu’il était normal d’interdire à sa future épouse de parler à un homme ou de saluer un étranger de la main dans la rue. Il a déploré qu’elle se soit enfuie chez « une fille qui lui enseigne des choses pas correctes ».
Mais le juge, lui, a souligné au contraire comment la famille Al-Atrash avait été d’un grand secours en ce matin d’avril. « Les gens chez qui l’adolescente se réfugie la protègent et empêchent sa famille de la ramener chez elle », a-t-il résumé en ordonnant le placement de l’adolescente dans une famille d’accueil où elle serait en sécurité, sous la supervision de la DPJ.
La loi s’applique à tous
Les parents et le fiancé ont eu tort de croire qu’ils pouvaient appliquer les traditions de leur pays natal en matière de mariage, explique le juge. « Ces coutumes ne peuvent prévaloir dans la province de Québec. Il n’y a qu’une règle de droit et elle s’applique à tous les résidants du territoire de cette province. »
L’avocate des parents de l’adolescente, Me Angie Lemieux, a confirmé lors d’un entretien téléphonique que ceux-ci avaient renoncé à porter en appel le verdict du tribunal.
Quant à l’imam qui a signé le contrat de mariage, il n’est pas identifié dans le jugement du tribunal de la jeunesse. Joints par La Presse, des représentants des deux mosquées de Victoriaville ont dit croire qu’il venait de l’extérieur de la ville.
Il apparaît clair que l’imam […] agit en contravention de la loi.
Extrait du jugement
Pourrait-il avoir célébré d’autres mariages forcés d’adolescentes au Québec ? Pour des raisons de confidentialité, la DPJ refuse de dire si elle a découvert d’autres cas.
« Chaque signalement est analysé afin de nous permettre de recevoir un maximum d’information. Il peut arriver qu’au cours de son évaluation, la DPJ doive signaler d’autres enfants en lien avec les éléments qui lui sont rapportés », s’est contentée de dire Geneviève Jauron, porte-parole de l’organisme pour la Mauricie et le Centre-du-Québec.
« La jeune fille a fait ce qu’il fallait pour que ses droits soient respectés. On entend souvent parler de la DPJ pour le négatif, mais ici, heureusement, les intervenants ont pu sauver une jeune fille et s’assurer qu’elle puisse vivre sa vie dans le respect de ses droits », a commenté Sylvie Godin, répondante politique pour le syndicat des intervenants de la DPJ dans la région.
« On l’a aidée »
Aujourd’hui âgée de 16 ans, l’adolescente refait tranquillement sa vie dans un endroit tenu secret, pour sa protection. Amira Al-Atrash n’a plus de contact avec elle. Elle ignore comment son amie se porte. Mais elle est fière de ce que sa famille a fait pour elle. « On l’a aidée », dit-elle.
L’affaire a laissé des marques, dans le voisinage. Encore aujourd’hui, certaines personnes ne s’adressent plus la parole, ou ne le font que pour s’injurier, à la suite de cette histoire.
De son côté, Amira ne craint pas de se retrouver dans une situation semblable et d’être forcée à son tour d’épouser un homme qu’elle n’aime pas.
« Dans ma famille, si je choisis une personne, c’est moi qui vais choisir. Si je dis non, mon père aussi, il va dire non. »
*Nom fictif.
Ce que le père de l’adolescente a dit au tribunal
« Ici, toutes les filles [de notre pays] ont changé, les familles ont peur. Nos filles, avant de venir ici, elles répondaient à leur mère. Là, elles veulent partir. Tous mes amis ont peur que leurs filles quittent la maison. »
Ce que le juge a répliqué
« Cette adolescente est en droit de s’émanciper et d’aspirer à des réalisations personnelles des plus légitimes que sont de marier quelqu’un qu’elle aime, de vouloir exercer une profession, de décider de sa tenue vestimentaire et de ses fréquentations. Elle a droit à sa liberté de conscience, de religion, de pouvoir être libre de décider de son avenir, et de ne pas être soumise à un fiancé qui contrôle tout et qui l’oblige à porter le hijab. Elle veut être libre et s’affranchir du diktat des hommes qui l’entourent. »