Nous avons appris, le 12 janvier dernier, le décès de sir Roger Scruton des suites d’un cancer fulgurant. Philosophe britannique, il était considéré comme l’un des principaux penseurs conservateurs de notre époque.
Quasi inconnu au Québec, il laisse pourtant derrière lui plus de cinquante ouvrages. Anglais extravagant, intellectuel engagé dans la Cité, il a offert une pensée très riche touchant notamment la politique, la musique, l’architecture, la sexualité, le christianisme et les relations internationales. Il s’agit d’une oeuvre d’une telle ampleur qu’il n’aurait pas été juste de ne pas en rendre compte.
Né en 1944 dans une famille de classe moyenne, Scruton s’est vite intéressé au monde des idées. Étudiant en philosophie à Paris en 1968, il voit ses amis, petits-bourgeois révoltés, lever des barricades et renverser des voitures, proclamant qu’il est « interdit d’interdire ». Scruton racontera souvent que c’est ce qu’il vécut à Paris qui fit de lui un conservateur, comprenant qu’il est plus facile de détruire que de construire, et que les choses auxquelles on tient doivent être activement défendues si l’on souhaite les préserver.
Devenu professeur au Birkbeck College, sa condamnation des thèses de Foucault, Sartre ou encore Hobsbawm le brouilla avec le monde universitaire de son époque. Il devint l’un des principaux organisateurs de la Salisbury Review et du Conservative Philosophy Group, qui cherchaient à contrebalancer les tendances ultralibérales des tories de l’époque de Margaret Thatcher.
Il passa surtout les années 1980 à construire un réseau d’éducation souterrain en Tchécoslovaquie, en Hongrie et en Pologne, donnant des cours et distribuant des livres interdits à une génération d’intellectuels qui cherchaient à dépasser le communisme. Cette expérience particulière lui fit voir la chute du « rideau de fer » non pas comme la victoire de la société libre et ouverte, mais comme celle de peuples attachés à leur religion, à leur nation et à leurs racines.
Protéger l’héritage
Défenseur de la société rurale, de la petite propriété privée et de la modération, Scruton faisait sienne l’idée d’Edmund Burke selon laquelle la société est un contrat entre les vivants, les morts et ceux qui vont naître. Nous ne serions que les gardiens temporaires d’un héritage qui ira à nos successeurs.
Pour Scruton, cela revenait à combattre les entreprises de réingénierie sociale s’imaginant pouvoir refonder la société et ignorant les conventions, les traditions et les réseaux naturels de solidarité au nom d’un idéal ne pouvant que dégénérer vers le pire.
L’originalité de Scruton résidait aussi dans son refus du capitalisme sauvage : s’il croyait à la supériorité du marché libre sur le socialisme, il croyait aussi que ce marché n’était pas une fin en soi. Il aimait rappeler que le mot « économie » vient du grec oikonomia, c’est-à-dire la gestion de la maison, la protection du chez soi, l’entretien d’un monde de valeurs. Cela lui permettait d’envisager l’écologie dans une perspective conservatrice : à ses yeux, il s’agissait moins de refonder la société par le haut que de la préserver.
Soucieux de protéger ce qui donne sens à toute collectivité, Roger Scruton a surtout voulu comprendre ce que sont l’art, la musique et l’architecture. Refusant d’y voir des moyens transgressifs pour choquer ou critiquer l’injustice du moment, il y voyait plutôt des vecteurs du Beau, de ce qui mérite d’être perpétué chez l’Homme.
Mais Scruton donne aussi à voir, en filigrane de toute son oeuvre, la compréhension du Beau comme partie prenante d’une quête vers Dieu. La défense du Beau apparaît donc à la fois comme un sentiment de gratitude et comme une voie d’accès à la transcendance et au Sacré. Souhaitons à Roger Scruton d’avoir atteint l’objet de sa quête. Souhaitons-nous également que son oeuvre continue d’alimenter les réflexions de ceux qui, à côté des nihilistes et des agents du ressentiment, ont la conviction intime qu’il reste encore quelque chose à sauver dans ce bas monde.