Référendum écossais : petits complots entre amis

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Comment tricher dans un référendum «à la Canadian»

Alistair Carmichael, 54 ans, visage rond et cheveux grisonnants, a alors multiplié les rendez-vous avec l’ancien premier ministre canadien Jean Chrétien, le député libéral fédéral Stéphane Dion, le chef de cabinet de l’ex-premier ministre Daniel Johnson, John Parisella, et le ministre conservateur des Affaires intergouvernementales, Denis Lebel.
« Ils veulent savoir ce qu’on a vécu ici, comment on l’a emporté et quels arguments on a utilisés. Quoi faire et ne pas faire », raconte John Parisella, qui a dirigé le comité de liaison entre les politiciens provinciaux et fédéraux dans le camp du Non en 1995.
La visite d’Alistair Carmichael, en avril, est loin d’être unique.
Depuis la victoire majoritaire des nationalistes du Scottish National Party (SNP) au Parlement d’Édimbourg, en mai 2011, et l’annonce de leur volonté de tenir un référendum sur la séparation de l’Écosse du Royaume-Uni, le ballet diplomatique est incessant dans le quadrilatère Québec-Ottawa-Londres-Édimbourg. Tactiques, arguments, stratégies, réflexions post-référendum… Les nationalistes écossais consultent les souverainistes québécois, les unionistes s’informent auprès des fédéralistes canadiens, tous avec le même espoir : dénicher l’idée qui leur permettra de l’emporter.
Le SNP n’a pas perdu de temps. À la mi-août 2011, à peine trois mois après la victoire électorale du parti, une délégation de souverainistes écossais atterrissait à Montréal pour rencontrer des ténors du camp du Oui québécois de 1995.
Professeur de droit international et constitutionnel à l’Université de Montréal, Daniel Turp a participé à ces rencontres. Depuis plusieurs années, il est au cœur des échanges entre les souverainistes écossais et québécois. Il s’est également rendu en Écosse pour conseiller les stratèges du premier ministre et chef charismatique du SNP, Alex Salmond.
« Ils veulent comprendre notre expérience ; il n’y a pas eu beaucoup de référendums sur l’indépendance dans les pays occidentaux depuis 20 ans », dit Daniel Turp, qui était à la tête de la commission politique du Bloc québécois en 1995 et qui a assuré le lien entre le Bloc, le PQ et l’ADQ lors du référendum. Il refuse de dévoiler les noms des personnes présentes à ces rencontres. « Ce sont des gens haut placés, je dois respecter leur volonté de confidentialité. »
Au fil des échanges, les nationalistes écossais ont retenu plusieurs leçons des souverainistes québécois, la première étant la durée de la campagne référendaire. Plus elle est longue, plus il est facile d’expliquer un bouleversement politique aussi complexe, affirme Jonathan Mackie, porte-parole de la campagne « Yes Scotland », joint à Édimbourg entre deux rassemblements militants. « Les gens sont moins bousculés. Ils ont le temps de comprendre les chiffres, de digérer les arguments. Nos recherches montrent que plus ils sont informés, plus ils ont tendance à voter oui. »
Le SNP a dévoilé son livre blanc sur la souveraineté en novembre 2013, 10 mois avant le scrutin référendaire. Une brique de 670 pages qui explique dans les moindres détails ce que souhaite négocier et accomplir le gouvernement écossais au lendemain de la victoire du Oui, de la monnaie jusqu’au maintien de la monarchie en passant par les traités internationaux. Un long passage est même consacré à la BBC, à laquelle les Écossais sont très attachés, afin de rassurer ceux qui craignent de perdre leurs émissions favorites !
Ce degré de précision aide à promouvoir l’option, et les souverainistes québécois devraient s’en inspirer, affirme Alexandre Cloutier, député péquiste et ancien ministre délégué à la Gouvernance souverainiste, qui a fait plusieurs voyages à Londres et à Édimbourg depuis 2011 pour rencontrer des ministres du SNP et des stratèges souverainistes. « Le contexte référendaire de l’Écosse et celui du Québec sont différents. Leur projet de pays est clair. On a beaucoup à apprendre d’eux », dit-il.
Autre stratégie partagée : mener une campagne positive, à l’image du référendum de 1995 au Québec, avec les pancartes colorées du Oui. « C’est plus facile de mobiliser les gens. Ils sont plus enclins à participer », dit Jonathan Mackie. C’est l’une des raisons pour lesquelles la lutte s’est resserrée, estime-t-il. Le camp du Non a vu son avance de près de 25 points fondre graduellement en un an. Au début août, les unionistes étaient encore en tête, mais par une marge d’environ 10 points, alors que 20 % des Écossais sont encore indécis.
Daniel Turp a toutefois prévenu les souverainistes écossais du risque de se concentrer uniquement sur leur propre campagne, sans tenter de contrer celle de l’adversaire. Être positif ne suffit pas. « À mesure que la lutte se resserre, la campagne devient plus difficile, plus sale. Il faut prévoir ce que l’autre camp fera, voir venir les coups fourrés ! » dit-il en citant le grand rassemblement du Non à Montréal en 1995, le fameux love-in qui avait vu des milliers de Canadiens anglais venir montrer leur attachement au Québec à quelques jours du scrutin.
Une tactique qui ne risque pas d’être reprise, si on se fie aux fédéralistes québécois, qui ont vivement déconseillé au camp du Non d’outre-mer d’en faire autant ! « Les Canadiens anglais pensent que ce rassemblement a permis de gagner le référendum, alors qu’on a bien vu dans nos sondages internes qu’on a failli le perdre à cause de ça ! » explique une source politique québécoise active au référendum de 1995 et qui a demandé à garder l’anonymat. « Les Québécois ont eu l’impression qu’on leur disait comment voter. Ils n’ont pas aimé. Surtout dans l’électorat féminin. »
Message entendu à Londres. « Ça ne se produira pas ici », dit une source diplomatique du camp du Non contactée par L’actualité. Les Écossais auraient la même impression d’intrusion.
De plus, les Anglais ne voient pas le départ possible de l’Écosse comme une tragédie, contrairement aux fédéralistes canadiens en 1995. Cette région représente seulement 8 % de la population de la Grande-Bretagne (contre 25 % pour le Québec à l’époque) et elle ne coupe pas géographiquement le pays en deux. « Le symbole serait fort, on tente vraiment de gagner. Après tout, le bleu sur le drapeau du Royaume-Uni, c’est en référence à l’Écosse ! Mais je ne vois pas comment nous pourrions mobiliser les Anglais à se rendre massivement dans un love-in », explique cette même source.
Le plus important conseil que les fédéralistes québécois — traumatisés par les longues questions ambiguës de 1980 et 1995 — ont donné aux unionistes concerne le libellé de la question, qui devait être le plus directe possible. Chose faite, les deux camps s’étant entendus pour que la question posée le 18 septembre fasse à peine six mots (en anglais): « L’Écosse devrait-elle devenir un pays indépendant ? »
Une question claire qui enchante le député et ancien ministre libéral Stéphane Dion, qui a rencontré à plusieurs reprises depuis deux ans les élus britanniques et écossais. Il a conseillé au camp du Non d’être le plus franc possible avec les électeurs.
« Dire la vérité, ce n’est pas mener une campagne de peur, dit-il en entrevue à son bureau d’Ottawa. Les leaders indépendantistes québécois ont eu tendance à faire des promesses irréalistes afin de convaincre les électeurs de voter oui. Ils ont laissé croire que les Québécois pourraient obtenir des sièges dans une panoplie d’institutions. » Il cite les accords de libre-échange ou un siège à la Banque du Canada. « Il faut dénoncer de telles chimères et expliquer à la population que la sécession est une rupture. »
Depuis six mois, le camp du Non en Écosse a appliqué cette stratégie : incertitude sur la monnaie commune, exclusion de l’Union européenne, départ possible des chantiers navals militaires créateurs d’emplois, renégociation de certains traités internationaux, etc. Comme à Montréal lors des référendums, les patrons des grandes entreprises sont invités à prendre position contre la séparation au nom du dynamisme économique. Au point que les médias ont révélé qu’elle était surnommée « campaign of fear » (campagne de peur) à l’interne.
Les unionistes tentent maintenant de recentrer leurs actions. « On doit aussi envoyer un message plus positif », reconnaît le ministre Alistair Carmichael dans un échange de courriels avec L’actualité. Le slogan de la campagne du Non, « Better Together » (mieux ensemble), avait d’ailleurs été choisi pour lancer un signal rassembleur.
Dans les dernières semaines, le camp du Non écossais s’est inspiré d’un discours de Pierre Elliott Trudeau à Montréal lors du référendum de 1980, où une banderole portant l’inscription « Non merci » flottait derrière le premier ministre canadien. Un message direct que la formule de politesse « merci » permet d’adoucir. Une version reprise par les politiciens unionistes et qui semble plaire davantage aux Écossais. « Nous croyons que nous avons le meilleur des deux mondes, dit Alistair Carmichael. Un Parlement écossais fort qui a l’autorité sur l’éducation, la santé et les transports, mais dans une économie britannique plus vaste qui peut mieux absorber les chocs. »
« La ligne est mince entre une campagne négative et une campagne fondée sur la vérité. Il ne faut pas laisser penser que le projet souverainiste n’est pas légitime », affirme John Parisella, qui a conseillé à ses interlocuteurs britanniques de changer de ton. « Il faut que le Non devienne un Oui à quelque chose. »
Depuis quelques semaines, les politiciens du camp du Non insistent davantage sur la proposition « dévo max » — pour « dévolution maximum de pouvoirs » —, qui verrait Londres céder plus de terrain politique au Parlement d’Édimbourg au lendemain du référendum en cas de victoire du Non. Une vision autonomiste très populaire chez les Écossais. « Si “dévo max” avait été sur les bulletins de vote, le raz-de-marée aurait été total », affirme une source britannique.
La bataille référendaire est d’ailleurs largement dominée par le partage des pouvoirs politiques, ainsi que par l’économie, notamment la mainmise sur les ressources naturelles et le pétrole. Les nationalistes du SNP jouent très peu la carte identitaire, même si le sentiment d’appartenance à l’Écosse est fort. La langue n’est pas un facteur déterminant. Le camp du Oui redoute d’être associé à du nationalisme ethnique et préfère les arguments rationnels. « L’histoire est importante, mais nous voyons notre mouvement avant tout comme un moyen de prendre nos propres décisions plutôt que de subir les choix politiques des autres », dit Jonathan Mackie.
C’est l’une des difficultés du camp du Non. Le chef de la campagne « Better Together » en Écosse, le travailliste Alistair Darling, est un politicien local plutôt terne, et le premier ministre britannique, David Cameron, n’est pas très populaire. Son parti conservateur n’a fait élire qu’un député sur 59 en Écosse, largement dominée par les travaillistes de centre gauche. Ce qui a donné naissance à une blague : il y a plus de pandas en Écosse que de conservateurs. Le zoo de la capitale en héberge deux…
« L’Écosse se perçoit comme une région sociale-démocrate qui veut faire des choix différents d’une Angleterre plus conservatrice », dit Jonathan Mackie.
Une ressemblance avec le Québec dans le Canada, et pourtant, les souverainistes écossais ne citent jamais cet exemple. Au contraire, en privé, les nationalistes aiment dire qu’ils s’inspirent du Canada par rapport à la Grande-Bretagne : s’émanciper de la mère patrie, tout en restant dans le Commonwealth.
Les politiciens écossais ne s’affichent pas avec des souverainistes du Québec pour une autre raison, selon Daniel Turp. « Nous avons perdu deux référendums. On peut les comprendre de ne pas vouloir nous donner en exemple. »
La visite à Édimbourg de la première ministre Pauline Marois, en janvier 2013, illustre cela à merveille. Sa rencontre discrète avec le premier ministre, Alex Salmond, n’a pas débouché sur une conférence de presse commune.
Un autre facteur entre dans l’équation : les Écossais du Canada. Cette diaspora compte quatre millions de personnes, largement favorables à l’indépendance de l’Écosse, mais défavorables à celle du Québec. « Alex Salmond ne veut pas les froisser en s’affichant avec les souverainistes du Québec. Il aura besoin d’eux pour faire pression sur le Canada afin que le pays de l’Écosse soit reconnu en cas de référendum gagnant », explique une source diplomatique britannique.
Les camps fédéraliste et souverainiste du Québec ont d’ailleurs donné un conseil identique à leurs alliés d’outre-mer : préparer l’après-référendum, peu importe le résultat.
Les unionistes devraient éviter le statu quo politique et proposer des changements dans la relation entre Londres et Édimbourg, afin d’éviter la menace constante d’un autre référendum — ce que certains ont baptisé « neverendum » (référendum sans fin) —, ont suggéré les fédéralistes. Les souverainistes québécois, outrés par des manœuvres comme le rapatriement de la Constitution, en 1982, et la loi sur la clarté référendaire, en 2000, ont plutôt formulé une mise en garde à leurs amis écossais : si le Non l’emporte, ne pas se faire écraser par les changements politiques qui vont suivre et laisser la porte ouverte à un match revanche.
À la lumière des résultats électoraux du 7 avril dernier au Québec, le message du camp souverainiste à l’endroit des nationalistes écossais s’est fait plus clair et plus pressant : « Gagnez dès maintenant, car vous ne savez pas si, ni quand, l’occasion se représentera. »


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