Réécrire l’histoire des patriotes avec deux étoiles

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L'idéal républicain des Patriotes était une utopie binationale, défendue aujourd'hui par les fédéralistes de gauche


Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.


La veille de son exécution, François-Marie-Thomas Chevalier de Lorimier écrivait son testament politique, un épisode devenu mythique dans la lutte indépendantiste québécoise. « Je meurs sans remords. Je ne désirais que le bien de mon pays dans l’insurrection et la mort », écrivait le patriote de sa cellule, en concluant par un retentissant : « Vive la liberté ! Vive l’indépendance ! » Ce qui est moins connu cependant, c’est le contour flou du pays en construction pour lequel Chevalier de Lorimier donnait sa vie.


Les incertitudes, les doutes, les désaccords, les choix stratégiques ou encore les désillusions sont le propre de tout moment révolutionnaire, et les rébellions de 1837-1838 ne font pas exception. Créer une république française du Bas-Canada (l’ancêtre administratif du Québec) était un projet envisagé par certains patriotes. Les documents historiques rappellent toutefois que différentes utopies circulaient.


Photo: CourtoisieJulien Mauduit

Les patriotes ont bien proclamé une république du Bas-Canada, voulue bilingue, en février 1838, mais nous pouvons aussi relever les nombreuses allusions, privées et publiques, à la possibilité d’intégrer les États-Unis une fois l’indépendance acquise.


Au printemps 1837, le chef du mouvement patriote, Louis-Joseph Papineau, expliquait au peuple que le temps était venu de choisir entre l’union avec l’Empire britannique et celle avec les États-Unis. En décembre de la même année, il tentait d’obtenir le soutien politique et financier des Américains en affirmant que les Canadiens souhaitaient l’annexion aux États-Unis. Le cas du Texas, république indépendante depuis peu et qui avait officiellement demandé son annexion en 1837, était dans toutes les têtes.


Angle mort


Dans son testament politique, Chevalier de Lorimier ne fait pas mention d’une annexion aux États-Unis, pas plus qu’à la République du Bas-Canada. « Le sang et les larmes versés sur l’autel de la patrie, expliquait-il lorsqu’il parlait de son pays, arrosent aujourd’hui les racines de l’arbre qui fera flotter le drapeau marqué des deux étoiles des Canadas. » Il évoque donc un autre projet politique, celui d’une république des deux Canadas incluant le Haut-Canada (l’ancêtre de l’Ontario).


Ce projet à deux étoiles constitue un angle mort historiographique, mais Chevalier de Lorimier n’est pas le seul à le mentionner. Avant les rébellions, les républicains de la colonie voisine nommaient déjà les Bas-Canadiens leurs fellow citizens et l’idée d’une convention commune circulait. Dès la fin de 1837, la coordination des efforts militaires semblait une évidence, de même que la création d’un gouvernement commun. La société secrète des Frères Chasseurs a matérialisé ce projet associant les deux Canadas.



Tout au long de 1838, les références à ces deux étoiles sont régulières, y compris chez leurs adversaires, signe que cette utopie s’était répandue dans l’opinion. Lors du soulèvement de novembre 1838, le drapeau à deux étoiles est hissé au quartier général de Napierville, tout comme il avait été brandi sur Navy Island, dans le Haut-Canada. Dans un poème qui circulait le long de la frontière, The Stars of Canada, nous lisons également que le Canada à deux étoiles formait désormais une nouvelle « nation ».


Cette utopie que Chevalier de Lorimier a couchée dans son testament est en partie une réponse à l’hostilité des dirigeants des États-Unis envers les révolutionnaires canadiens. La jeune république américaine était alors engluée dans une politique du compromis, avec la question de l’esclavage comme avec les banquiers londoniens. En prenant les États-Unis pour contre-modèle, les patriotes en armes souhaitaient renouveler l’idéal républicain, une tendance radicale qu’ils qualifiaient de vrai républicanisme.


Malgré certaines limites philosophiques, à commencer par l’exclusion des femmes du corps politique actif, leur républicanisme était voulu plus égalitaire, plus moral que la realpolitik alors pratiquée aux États-Unis, soit en la personne du président Martin Van Buren et du Parti démocrate connu pour son penchant esclavagiste et son opposition aux droits des Premières Nations, soit par les hommes d’affaires de Wall Street qui s’enrichissaient avec le coton du Sud et un système bancaire fondé sur une spéculation immodérée.


Par contraste, les patriotes envisageaient d’accorder la pleine citoyenneté aux Autochtones et de créer un nouveau système bancaire dans lequel l’éthique serait plus importante que le profit. Ils ont rêvé d’établir une république qui se réconcilierait avec certains principes démocratiques, mais ils ont perdu la guerre.


En réponse à l’attitude des élites étasuniennes qui ont tout fait pour saper leur mouvement, les républicains canadiens, épaulés par des citoyens des États frontaliers, ont créé leurs propres structures, leur propre projet politique, et ils ont cru pouvoir sortir victorieux de la crise militaire. Ils ont échoué, nous le savons. Ils n’avaient que peu de chances de réussir par les armes. Il serait néanmoins erroné de les décrire comme des hurluberlus, des rêveurs incapables de surmonter leurs contradictions et leurs erreurs, voire comme des victimes inéluctables de la logique de l’Histoire.


Les autorités américaines ont activement collaboré avec les Britanniques pour écraser le mouvement révolutionnaire. Mais que se serait-il passé si Washington avait été réellement neutre, ou à tout le moins un complice discret ? Que se serait-il passé si les fermiers loyalistes des deux Canadas, ulcérés par le harcèlement continu des patriotes exilés aux États-Unis qui, jusqu’en 1841, franchissaient la frontière pour brûler leurs propriétés, avaient répondu plus fortement qu’ils ne l’ont fait, précipitant une nouvelle guerre entre la Grande-Bretagne et les États-Unis que plusieurs estimaient inévitable ?


Que se serait-il passé si les patriotes canadiens avaient pu remporter une bataille retentissante, comme celle des révolutionnaires américains à Saratoga en 1777 ? Les rebelles ont rêvé de cette victoire symbolique qui aurait changé le cours de l’Histoire, celle qui aurait rallié, selon le patriote Donald McLeod, les populations de l’ensemble des colonies britanniques, du lac Sainte-Claire jusqu’à Terre-Neuve, derrière un esprit révolutionnaire commun, un coeur commun, une âme commune.


Bouleversements


Un concours de circonstances en fin de compte relativement réaliste sur le plan historique aurait permis de réécrire l’histoire nord-américaine, surtout si l’incompatibilité politique avait empêché une annexion formelle des deux Canadas aux États-Unis. L’ordre diplomatique, politique, mais aussi social, économique, et même culturel, était en jeu à une échelle continentale.


Si l’on en juge par l’orientation politique des patriotes qui ont combattu pour une république à deux étoiles, l’héritage européen, qu’il soit français ou britannique, aurait été largement balayé en cas de victoire, à commencer par le régime seigneurial et la common law. Ils auraient eu à faire face à une dépression économique dans un premier temps et, privée des flux financiers et humains de l’Empire britannique, la sphère marchande et industrielle se serait développée moins rapidement et à partir de structures moins puissantes, moins conquérantes.


Les patriotes n’étaient pas des adversaires du commerce et de l’industrie, mais ils planifiaient une refonte générale des mécanismes bancaires et financiers, de même que celle de l’encadrement légal des compagnies privées : la tendance à privilégier les structures commerciales coopératives de ces utopistes finalement au pouvoir, inspirés par les expérimentations du philanthrope écossais Robert Owen, aurait brisé le principe de responsabilité limitée des marchands et la possibilité de gérer les affaires entre amis. Il aurait ainsi été plus difficile de mêler intérêts privés et politique publique, comme ce fut le cas autour des chemins de fer pour les Pères de la Confédération de 1867.


Délestées du lien colonial, les langues française et anglaise auraient cohabité dans la sphère publique sur un pied d’égalité. Le corps citoyen aurait tenté d’amalgamer les descendants des immigrants européens avec ceux des esclaves africains et les Premières Nations. Sa composante masculine aurait eu un pouvoir plus direct sur leurs représentants et le processus législatif.


Univers républicain


Au-delà des deux Canadas devenus les deux étoiles d’un nouveau pays, les colonies plus loyalistes de la Nouvelle-Écosse et surtout du Nouveau-Brunswick auraient été noyées dans un univers républicain. À l’ouest, les Métis, ainsi que l’ensemble des nations amérindiennes des plaines, auraient rajouté leur(s) étoile(s) au drapeau évoqué par Chevalier de Lorimier, créé leur(s) pays, ou développé leurs propres régimes politiques.


La radicalité d’une république à deux étoiles aurait aussi galvanisé les réformistes vivant aux États-Unis et directement nourri leur combat pour que démocratie et république s’accordent davantage. Les patriotes canadiens auraient été non pas les éphémères et téméraires combattants de la liberté admirés par les Locofocos américains, les chartistes anglais et les républicains parisiens, ils seraient devenus un phare de l’histoire politique atlantique, peut-être même une boussole. Mais tout ceci n’est qu’une réécriture uchronique de l’histoire ; une pure fiction qui rassurera, attristera, révoltera ou divertira.


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