Questions d'image - Le cheval de Carthage

Ces temps derniers, les tyrans en arrachent. Les journaux et les bulletins de nouvelles leur consacrent plus de visibilité qu'ils n'en tolèrent véritablement.

Géopolitique — médiamensonges des élites


Comme il était doux jadis de «tyranniser» en toute quiétude. Un peuple affamé et soumis, une bonne milice à la matraque longue et la détente rapide, une opposition emprisonnée, en exil ou plus ordinairement assassinée, des hommes de paille aux postes-clés, et le tour était joué. On pouvait alors couler des jours heureux, piochant abondamment dans les caisses de l'État, en se payant un train de vie de rêve, tout en se constituant un capital à l'étranger dans le cas où les affaires tourneraient mal.
Tourner mal, cela voulait dire quand on se faisait virer par un autre tyran; son ancien chef de milice, un général ambitieux ou un frère ennemi qui rêvait en coulisses de devenir calife à la place du calife. La règle était immuable et respectée de tous. Un pays, forcément, nous accueillait alors, un paradis fiscal, un pays complice ou un ancien pays colonisateur repentant et là, en toute impunité, peinard et au soleil, on finissait de dépenser les trésors accumulés. Des trésors tous pillés au bon peuple.
Ces temps derniers, les tyrans en arrachent. Les journaux et les bulletins de nouvelles leur consacrent plus de visibilité qu'ils n'en tolèrent véritablement. La machette leur étant toujours plus familière que la manchette, les tyrans n'aiment pas les journalistes. À moins que ces derniers ne leur soient totalement inféodés. C'est pourquoi, traditionnellement, ils possèdent les médias en contrôlant ainsi toute l'information. C'est beaucoup plus simple et cela permet de diffuser une image vertueuse et débonnaire. Et faire croire après tout que tout tyran qu'on soit, on peut vouloir aussi «le bonheur de son peuple et la félicité pour son pays». Arrêt sur image. Rien ne va plus.
S'il leur est facile de faire taire les journalistes, les dictateurs éprouvent en revanche nettement plus de difficultés à juguler un nouvel ennemi sournois et invisible, le Web. Cet outil qui donne au peuple le moyen de faire la révolution dans un combat injuste et déloyal à leurs yeux: le combat des souris contre celui des fusils. Une sorte de cheval de Troie, comme dira l'animateur Louis Lemieux de RDI Week-end, pour qualifier le rôle joué par le Web en Tunisie au cours des derniers jours.
En effet, en quelques heures, la solidarité, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, s'est soudainement organisée, se rendant visible et motivante. Les intellectuels, exilés ou non, se sont manifestés. L'opposition, que l'on croyait morte ou jugulée, a ressurgi. Instantanément, les discours se sont multipliés, cimentés. Des visages ont refait surface. Des vidéos sur YouTube ou en «streaming» à partir de téléphones cellulaires, ont montré en direct la véritable ampleur du mouvement populaire, et ce, dans tout le pays. Sur Twitter, l'information s'est déplacée mille fois plus vite que les troupes sur le terrain.
Cette mobilisation est une démonstration forte que l'on ne peut plus censurer le Web tout à fait. Pourtant, le gouvernement en place s'était montré plutôt efficace en la matière. Toutefois, il lui fut impossible de barrer la route à Facebook. La Révolution du jasmin pourrait aussi s'appeler la révolution des souris. Des souris qui, cette fois, ont déplacé la montagne.
Cet exemple donne de l'espoir et de l'oxygène à d'autres peuples ou citoyens opprimés par des régimes ou des dictatures encore fort nombreuses. Nul ne doit plus douter que cet événement fera date. Les «cyberrévolutions» n'ont plus rien de virtuel. Les internautes d'aujourd'hui sont prêts à descendre dans la rue. Outil de l'opinion et de la diffusion instantanée si souvent décrié, à tort ou à raison, le Web nous a alors montré — et dans quelles circonstances — son véritable visage et sa véritable efficacité. On peut le voir désormais comme un nouvel outil de démocratisation paroxysmique.
Et contrairement à l'idée répandue, le Web n'est pas qu'une virtualité. Facebook et l'ensemble des médias sociaux ne doivent plus être considérés comme des avatars de sociétés, mais comme des sociétés à part entière, vivantes, surveillantes et agissantes.
Les médias sociaux exploitent certes un effet de diffusion instantanée, mais ils contribuent également à la normalisation de valeurs et d'idées montantes de l'époque. Des valeurs plus tolérantes, plus universelles véhiculées par des sociétés et des cultures multiples et hétérogènes. À l'instar d'un autre modèle mondial qui s'étale chaque jour sous nos yeux et auquel nous nous référons sans même y penser: Wikipédia, devenu en dix ans une source admise dans l'univers et les milieux du savoir. Sa crédibilité ne fait plus de doute. Il est le produit magnifique de la connaissance des internautes du monde entier.
Zine El Abidine Ben Ali est tombé. Tôt ou tard, d'autres dictateurs, d'autres tyrans, d'autres régimes oppresseurs tomberont. Mais au-delà de ces tourmentes, on peut penser que tous les gouvernements du monde, démocratiques ou non, sont désormais placés sous haute surveillance. Avec ou sans WikiLeaks, les pratiques de gouvernance évolueront. Pas toujours dans le mauvais sens.
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Jean-Jacques Stréliski est professeur associé à HEC Montréal, spécialiste en stratégie d'images.


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