Quelle justice se cache derrière la «juste part»?

Conflit étudiant - grève illimitée - printemps 2012


À l'occasion du dévoilement de son troisième budget, hier, le ministre Bachand marche main dans la main avec la ministre de l'Éducation Line Beauchamp pour scander le slogan de la «juste part», c'est-à-dire le coût que les utilisateurs doivent payer pour bénéficier des services publics. C'est au nom de cette logique qu'ils refusent d'entendre les citoyens — dont je suis — qui contestent la hausse des droits de scolarité qui a été décrétée dans le budget de l'an dernier. Mais quelle justice, au juste, se cache derrière cette «juste part»?
Dimanche dernier, j'ai participé à la grande manifestation familiale et j'irai marcher demain en appui aux étudiants. Je suis un parent contre la hausse des droits de scolarité; je suis une professeure pour la hausse du taux de scolarisation; une contribuable prête à payer «sa juste part» pour rendre possible la gratuité scolaire; une féministe qui croit que l'éducation est la pierre angulaire de la défense des droits des femmes; une citoyenne prête à défendre l'accessibilité des services sociaux, qui est une condition de base de la justice. Et, surtout, je suis la légataire d'un héritage que je refuse que vous dynamitiez.
Cet héritage, je le défends à la mémoire de mes deux grands-mères, Flore-Anna et Irène. Dans l'image qui me revient, en pensant à elles, je les vois assises, un livre entre les mains, et sur la petite table à côté, il y a une grille de mots croisés et un dictionnaire. Mes deux grands-mères, quand elles étaient «filles», furent institutrices. Pourtant, elles n'avaient elles-mêmes à leur actif qu'un diplôme d'études primaires. Rien de surprenant pour l'époque: n'est pas fille de juge qui le veut! Pourtant, parmi les valeurs qu'elles m'ont transmises, il y a l'idée que l'éducation est une priorité absolue: «Continue comme ça, ma petite fille, ce sont les études avant tout! Le reste peut attendre...» Elles m'encourageaient à étudier «aussi longtemps que j'en aurais la chance».
Notre histoire
La chance s'est fait attendre quelques générations... Mes parents non plus n'ont pas eu accès à l'éducation supérieure, par manque de moyens, mais non pas de talent. Pour la grande majorité de ceux et celles qui habitaient petites villes et villages, quitter la famille pour aller étudier «en ville» était un luxe inaccessible. Ont-ils eu «leur juste part»?
De ma «filiation», je suis la première à avoir eu accès au cégep et la première aussi à fréquenter l'université. Mon histoire n'a rien d'unique. C'est notre histoire. En 1960, l'éducation supérieure coûte cher et des statistiques indiquent qu'à peine 3 % des jeunes Canadiens français de 20 à 24 ans fréquentent l'université. L'objectif de la création des cégeps était de démocratiser l'enseignement supérieur en le rapprochant des gens.
C'est ce même objectif que visait le rapport Parent en recommandant d'instaurer la gratuité à l'université. En effet, on peut y lire que l'éducation est un bien commun et que l'État a le devoir d'assurer l'égalité des chances, ce qui comporte une responsabilité financière, comme précisé à l'article 586. N'oublions pas que, même sans droits de scolarité, étudier à l'université coûte cher: cela coûte, par an, les quelques milliers de dollars nécessaires pour se loger à proximité de l'université. Cela coûte aussi tout l'argent que nous ne gagnons pas pendant que nous consacrons notre temps et notre énergie à l'apprentissage, à la formation, à la recherche.
Pourtant, la société tout entière profite des efforts des étudiants comme l'affirmait la commission Parent: «Le bénéfice social des études universitaires a plus de poids que le bénéfice individuel, et cela a été reconnu au premier et au second degré de l'enseignement.» (Article 616). Étudier devrait être une tâche à temps plein, il est contradictoire d'inciter les étudiants à consacrer une part toujours croissante de leur horaire à de petits boulots gobe-temps.
Première et... dernière?
La chance d'étudier, une génération de décideurs qui ont eu le courage de faire des choix de société audacieux me l'a donnée. Mes filles pourront-elles aussi profiter de cette chance qui fut la mienne? Pourront-elles se préparer adéquatement à prendre leur place dans la «société du savoir»? Ou aurai-je été la première... et la dernière? Avec le décret imposé par le gouvernement, les étudiants redeviendront de plus en plus dépendants de leurs parents — dépendance qui était déplorée par le rapport Parent! — alors même que la paupérisation grandissante de la classe moyenne affectera la capacité de cette dernière à prendre en charge les coûts liés aux études de leurs enfants.
Une génération s'était donné comme objectif «l'éducation pour tous». Une fois qu'elle l'a obtenue, la voilà qui se retourne et lance aux générations suivantes: «Vous vouliez étudier? Eh bien, payez maintenant!» C'est cela, la «juste part»? Voilà une conception de la justice fort déroutante qui ressemble bien davantage au cri d'une enfant gâtée: «Quoi? Payer pour que les autres étudient? Et quoi encore? Pour qu'ils développent leur esprit critique et débusquent nos mensonges? Ou bien qu'ils décident de prendre "notre" place aux postes les mieux payés? C'est pas juste!» Ce qui est injuste, c'est de mettre en péril l'accessibilité aux services publics et la mobilité sociale, c'est-à-dire de réserver «les places» en fonction de l'appartenance à une classe sociale donnée. L'éducation est un service public et l'accessibilité aux études supérieures est une condition nécessaire de la mobilité sociale, et donc de la justice. C'est cela que vous mettez en péril, Mesdames et Messieurs les ministres.
Mes grands-mères étaient heureuses que je puisse poursuivre mes études à l'université. J'aimerais pouvoir être aussi heureuse pour mes filles que mes grand-mères l'ont été pour moi en pensant que les études supérieures seront encore plus accessibles qu'elles le sont aujourd'hui. Cette voie, que nous ont ouverte les générations passées, allons-nous la réserver aux plus fortunés? Allons-nous vraiment laisser ce grand projet de société être détourné au profit d'une minorité? Cette possibilité me révolte et je joins ma voix à celle de tous les groupes de citoyens contre la hausse. Parole de profs, parole de parents et parole de contribuables: une seule et même voix pour la dénoncer haut et fort!
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Diane Gendron, professeure de philosophie au collège de Maisonneuve


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