FIGAROVOX/TRIBUNE - La «protection de notre mode de vie européen» sera à l’agenda du commissaire européen en charge des migrations, a annoncé Ursula von der Leyen. L’avocat belge Aymeric de Lamotte salue cette décision et rappelle que la valeur d’accueil ne doit pas empêcher la sauvegarde de notre civilisation.
Avocat et homme politique belge, Aymeric de Lamotte publie fréquemment des articles dans divers journaux belges.
Mardi dernier, la fraîchement élue présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, annonçait la création d’un poste de Commissaire européen pour la «protection de notre mode de vie européen» lequel intègre naturellement les questions migratoires. Cette décision a amené certains députés à pousser des cris d’orfraie et à lancer des anathèmes sur la présidente. La pression risque hélas d’aller en crescendo avec la complaisance de certains médias jusqu’à l’entrée en fonction de la nouvelle Commission.
Je l’invite à ne pas céder face à ces protestations, et à garder le cap. Certes, l’intitulé du poste n’est pas le plus heureux - le terme de civilisation aurait été plus approprié -, mais c’est un premier pas dans la bonne direction. En effet, la prise en compte de notre mode de vie européen ébranle le dogme d’une Europe hors-sol qui prévalait jusqu’à présent. C’est une fêlure dans l’universel abstrait de la vulgate technocratique. Une faille seulement, et non une fragmentation, car Ursula von der Leyen, pour calmer l’intensité des tirs, renvoie aux «valeurs» de l’article 2 du Traité de Lisbonne - État de droit, justice, tolérance, égalité, liberté, démocratie - qui pèchent par leur caractère généralisable. Cet article pourrait être repris à l’identique dans tout autre traité, sur tout autre continent.
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La question n’est pas d’évoquer, en soi, l’idéal universaliste, que l’Europe a indéniablement forgé au long des siècles, mais de lui ôter à dessein toute substance: son histoire, sa culture, son héritage, et sa géographie. «On abandonne l’histoire pour les valeurs, l’identité pour l’universel» écrit le philosophe Alain Finkielkraut, et reprend la formule du sociologue allemand Ulrich Beck: «Vacuité substantielle, ouverture radicale.» Or, le mode de vie européen renvoie à un contenu bien particulier qui s’inscrit dans un temps et un lieu. L’égale dignité humaine est issue notamment de l’héritage chrétien de l’Europe, l’esprit critique et le logos proviennent de la Grèce antique et ont été repris par les Lumières, et enfin notre armature et notre corpus juridique datent de l’époque romaine. Pour cela, il faut oser se définir, et donc ranger dans un tiroir l’obsession de l’individu désincarné ainsi que l’éternel sentiment de culpabilité que l’Europe traîne comme un boulet. Notre proximité historique et géographique a permis le façonnement d’une manière d’être au monde qui nous est propre, laquelle a germé grâce à des avancées civilisationnelles, à savoir la démocratie libérale avec la séparation des pouvoirs, le religieux cantonné au privé, l’égalité entre les sexes, mais également les courants artistiques et des traditions qui ont traversé l’Europe.
Ainsi, nous entrons naturellement en résonance avec les référents culturels de Stockholm à Athènes et de Lisbonne à Moscou, alors que nous demeurons étrangers face à l’exotisme d’une statue inca ou d’un bouclier papou. Les dimensions culinaires et vestimentaires renferment des différences de degré - spécificités d’un pays, d’une région - mais pas une différence de nature - les tagliatelles al ragù de Bologne et la saucisse de Francfort ne nous jettent pas dans un univers gustatif inconnu. Les Européens ont une conception assez commune du Beau, du Juste, du Vrai, parce qu’ils se sont progressivement civilisés ensemble. Dans leur «Déclaration de Paris. Une Europe dans laquelle nous pouvons croire.», douze intellectuels dont Rémi Brague, Chantal Delsol et Pierre Manent font la distinction entre ce qu’ils considèrent comme étant la «fausse Europe», précurseur d’une communauté universelle, et «l’Europe véritable», charnelle, enracinée, qui n’oublie pas d’où elle vient. Les auteurs débutent ardemment leur manifeste en ces termes: «L’Europe nous appartient et nous appartenons à l’Europe. Ces terres constituent notre maison, nous n’en avons aucune autre. Les raisons pour lesquelles nous chérissons l’Europe dépassent notre capacité à expliquer ou justifier cette fidélité. C’est une affaire d’histoires communes, d’espérances et d’amours. C’est une affaire de coutumes, de périodes de joie et de douleur. C’est une affaire d’expériences enthousiasmantes de réconciliation, et de promesses d’un avenir partagé. Les paysages et les évènements de l’Europe nous renvoient des significations propres, qui n’appartiennent pas aux autres. Notre maison est un lieu où les objets nous sont familiers et dans laquelle nous nous reconnaissons, quelle que soit la distance qui nous en éloigne. L’Europe est notre civilisation, pour nous précieuse et irremplaçable.»
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Cela étant dit, il est étonnant de constater que, dans beaucoup d’esprits, le lien entre le «mode de vie européen» et «la migration» reste déplacé, voire pouacre. Il faut évidemment en parler avec tact et nuance, mais on constate indéniablement que l’intensité des flux migratoires ces dernières décennies couplée à un manque d’intégration dans les pays d’accueil européens aboutit à une «partition» du territoire comme l’exprimait François Hollande. L’emploi du mot «partition» est adéquat car précisément le «mode de vie» de ceux qui nous rejoignent ne s’accorde pas toujours dans la joie avec le «mode de vie européen». Fatalement parce que l’immigration, issue principalement du monde islamique, a un «mode de vie» - référents culturels, religieux et vestimentaires - très différent. Une «partition», qui est une conséquence directe de l’application d’une politique communautariste depuis des décennies, se dessine également de plus en plus nettement, par exemple, entre les quartiers qui composent, à gros traits, le nord-ouest de Bruxelles et ceux du Sud-Est. Dans certaines parties de la capitale belge, le «mode de vie européen» a complètement disparu. Il est délicat d’aller boire un verre de vin avec une amie entourés d’hommes en djellaba qui fument le narguilé à la terrasse de nombreux salons de thé - pour la première simple et bonne raison qu’on n’y vend pas d’alcool. Les individus qui arpentent les marchés de Molenbeek n’ont pas du tout le même «mode de vie» que ceux qui fréquentent les marchés des quartiers aisés du sud-est de Bruxelles. Lorsque le sujet est abordé, c’est un constat sur lequel s’accordent presque toutes les conversations privées, mais qu’il ne sied pas d’exprimer publiquement.
C’est pourquoi, si d’aucuns ont évoqué «une faute politique» dans le chef d’Ursula von der Leyen, il s’agit, à l’inverse, d’une mesure justifiée qui vise à répondre aux inquiétudes légitimes de millions d’électeurs européens qui se sont détournés ces dernières années du discours public. L’une d’elles étant l’évidente «dépossession culturelle», et donc la «dépossession du mode de vie». Cela ne peut donc être que salutaire de souhaiter protéger notre mode de vie européen, tant celui-ci est menacé. Il n’est pas menacé par des individus en tant que tels ou par «une invasion de barbares musulmans» comme le reporte l’eurodéputé écologiste Philippe Lamberts en essayant par là même de caricaturer Ursula von der Leyen, mais bien par des décennies d’inaction et de cécité politique en matière de maîtrise de l’immigration et d’intégration. Reprendre la maîtrise de notre politique d’immigration ne veut cependant pas dire rompre avec le pacte séculaire que l’Europe a scellé avec la valeur d’hospitalité pour ceux qui en éprouvent le besoin. Mais la valeur d’accueil doit aussi composer avec le souhait de continuité historique qui habite légitimement nombre de nos concitoyens européens. Ursula von der Leyen se trouve désormais à la croisée des chemins: soit elle choisit de poursuivre la «fausse Europe», soit elle s’arme de courage et renoue avec l’ «Europe véritable», la seule qui puisse donner un avenir au projet européen et faire à nouveau rayonner le Vieux Continent sur la scène du monde.