Professionnels - De la promiscuité à l'inceste

Les deux mains ... dans nos portefeuilles

On aurait tort de croire que politiciens et entrepreneurs sont les seuls en cause dans cette grande machination dont nous sommes collectivement victimes dans l'industrie de la construction. La gangrène atteint aussi plusieurs cabinets de professionnels, notamment certaines de nos plus importantes firmes de génie-conseil.
On l'a vu dans l'affaire des compteurs d'eau et on a lu les extraits d'enregistrements téléphoniques publiés par La Presse: certains dirigeants de firmes de génie-conseil se comportent comme des mafiosi. Pourtant, le gouvernement Charest a exclu l'industrie du génie-conseil du mandat de l'opération Marteau (quel nom ridicule!) lancée la semaine dernière. Pourquoi cela?
Depuis l'arrivée des libéraux au pouvoir, en 2003, les firmes de génie ont été élevées au statut de partenaires privilégiés du ministère des Transports dans la planification, la préparation des appels d'offres, la réalisation des projets et jusqu'au contrôle de qualité, comme le révélait notre collègue Kathleen Lévesque dans l'édition du Devoir de samedi.
Pire, pour plusieurs projets qualifiés d'«ouverts», ce sont ces mêmes firmes de génie et non les fonctionnaires responsables qui distribuent les contrats aux autres professionnels, avocats et architectes, par exemple. Pas étonnant que l'on retrouve des cabinets d'avocats et d'ingénieurs locataires de loges communes au Centre Bell, comme il a aussi été démontré. Cela pourrait paraître normal quand il est question de projets strictement privés, mais cela devient carrément frauduleux lorsque des fonds publics sont en jeu. De la promiscuité à l'inceste, il n'y a qu'un pas que certains n'hésitent pas à franchir dans notre merveilleux monde des infrastructures publiques.
L'an dernier, Le Devoir avait révélé que les sociétés d'ingénierie québécoises se répartissent allègrement les rôles d'un projet à l'autre dans les municipalités du Québec, l'une étant le contrôleur de l'autre ici, puis l'inverse là-bas, avec pour conséquence une flambée des frais d'honoraires sans assurance quant au rapport qualité-prix. En somme, il n'y a plus de réelle concurrence entre ces sociétés qui siègent à la même table que les fonctionnaires et qui se partagent le gâteau.
À cette accusation, les sociétés répliquent qu'il est normal que des ingénieurs collaborent entre eux, comme le font les médecins autour d'un patient. Cette analogie ne tient pas puisqu'on ne parle pas des ingénieurs sur un chantier, mais des entreprises qui les embauchent dont le seul souci est de maximiser leur chiffre d'affaires respectif en éliminant la concurrence.
Depuis que les gouvernements ont réduit leurs effectifs professionnels sous prétexte de compression des dépenses, la facture d'honoraires professionnels a explosé. Qui croira que nous avons fait d'importantes économies en confiant la gestion des projets d'infrastructures à des firmes de professionnels qui paient leurs employés deux fois plus cher que des fonctionnaires et qui renvoient la facture à l'État après y avoir ajouté une très confortable marge bénéficiaire? D'ailleurs, on ne compte plus le nombre de fonctionnaires compétents qui sont passés de l'autre côté de la table... pour gérer les mêmes dossiers. Et on ne compte plus, non plus, la quantité d'argent qui circule sous le manteau depuis.
Alors que le code d'éthique de la profession stipule que l'ingénieur doit «sauvegarder en tout temps son indépendance professionnelle et éviter toute situation où il serait en conflit d'intérêts» [...], «s'abstenir de verser ou de s'engager à verser, directement ou indirectement, tout avantage, ristourne ou commission en vue d'obtenir un contrat ou lors de l'exécution de travaux d'ingénierie», les révélations des derniers mois laissent croire que plusieurs dirigeants n'ont aucun scrupule à enfreindre les règles. Et même si le travail de représentation auprès des pouvoirs publics fait partie intégrante de la définition de tâche du dirigeant d'une société de génie-conseil, aucun d'entre eux n'est inscrit au registre des lobbyistes.
En plus de se pencher sur la légitimité des rapports qui lient les firmes de professionnels entre elles, l'enquête publique que Québec n'a plus le choix de déclencher devra aussi se demander s'il n'est pas devenu urgent d'écarter ces sociétés privées des lieux de décisions gouvernementales, tant au provincial qu'au municipal, et de reformer des équipes indépendantes de fonctionnaires. À cause de leur cupidité et du sens élastique de l'éthique dont elles font preuve, les firmes de génie, autrefois perçues comme un fleuron de l'économie du Québec, sont devenues l'autre maillon pourri de l'industrie de la construction.
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j-rsansfacon@ledevoir.ca


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