Desjardins, le nouvel album

Pour ne pas désespérer tout seul

Livres-revues-arts 2011


Richard Desjardins devant le Cabaret du Mile-End, avenue du Parc, quelques heures avant le lancement de L’Existoire.

Photo : Annik MH De Carufel - Le Devoir

L'EXISTOIRE
_ Richard Desjardins
_ Foukinic - Sélect


Sylvain Cormier - Sept ans après Kanasuta, voici L'Existoire, ou l'état des lieux et des humains par l'homme de Rouyn. On en avait bien besoin.
On se regarde, on regarde autour, on se sourit. Ça fait drôle, hein? Drôle d'idée que ça se passe ici en ce mardi, la promo, le lancement du nouvel album. Ça a beau s'appeler désormais le Cabaret du Mile-End, avoir été longtemps le Balattou, c'est pourtant le même vieux Club Soda. La même avenue du Parc, le même escalier, la même scène. «Y a rien de changé pantoute», s'étonne Richard. «C'est ici que j'ai enregistré mon album live», dit-il comme s'il y était. C'était dans l'autre siècle, en 1993, et le titre de l'album ne cherchait pas le trouble: Richard Desjardins au Club Soda. «C'était pas littéraire, c'était littéral», commente le poète-chansonnier-cinéaste-militant.
L'Existoire, c'est cherché plus loin. La chanson qui donne son nom au nouvel album de Richard Desjardins est l'une des plus ambitieuses, poétiquement parlant, de son répertoire: «Quel est ce petit bruit / Un débris de baiser / Fracassant la mémoire / D'un passant, là, dans l'existoire». Je ne suis pas sûr de comprendre, mais j'aime ce «débris de baiser» intensément. Richard me dit de laisser faire l'analyse de texte, qu'il a juste eu le goût d'écrire un texte qui lui ferait le même effet que la belle des belles de Procol Harum, A Whiter Shade of Pale. Il en récite un bout: «The room was humming harder / As the ceiling flew away...» Puis s'exclame: «Des images incroyables!» Il avoue une certaine méfiance envers la poésie trop poétique exprès. «Moi, la poésie québécoise, quand ça flyait trop, youpelaye, je débarquais. [Claude] Beausoleil, je suis pas capable. Miron, pas tout le temps. Roland Giguère, lui m'impressionne. C'est de la vraie poésie, mais tu décroches pas.»
Il se considère «pas de taille» avec Giguère, mais n'est pas mécontent de L'Existoire. «Une coche au-dessus de parolier», jauge-t-il, ajoutant à voix basse, presque gêné: «Je trouve que je passe le test. C'est pas rien pour moi de dire ça: la poésie, c'est un monde qui me fait peur.» Moi, lui dis-je, c'est Richard Desjardins qui m'intimide. Depuis vingt ans, d'entrevue en entrevue. J'y peux rien, c'est comme rencontrer Foglia, ou Dylan: une certaine terreur à l'idée d'être révélé. Tout nu. Con et tout nu. «T'es pas sérieux?» Mais si. À preuve, cette nouvelle chanson: «Le développement durable / C'est pour ma grosse bedaine / Pis chu même pus capable / De m'voir le boute d'la graine.» Tout nu, j'insiste. Richard rigole: l'exemple est un peu gros.
N'empêche que chaque nouvel album de Desjardins est un implacable état des lieux et des relations entre humains. Chaque Desjardins nous révèle. La sortie de L'Existoire est d'autant événementielle: sept ans qu'on attendait, pour dire ça religieusement, sa parole. À propos de la religion, justement: «Aussi, visitez nos monuments et découvrez qu'une église, une cathédrale, une mosquée, une banque, la seule lumière qu'elles produisent, c'est quand elles passent au feu» (Ils). Sept ans qu'on avait besoin de se faire parler de la vie comme il en parle au nom d'Elsie «la vieille dame» qui va mourir dans Migwetch: «Si la vie était dure je jure / Que je l'ai jamais su.» Chaque chanson de Desjardins compte. «En tout cas, ce disque-là, c'est du bon stock», badine-t-il, pas très à l'aise. «Je sais que c'est attendu, mais moi, j'ai toujours juste fait des chansons, et quand j'en ai assez, je sors un album. Je peux pas penser plus loin que ça.»
Grégaires dispersés
Au mieux, il y a des témoignages qui lui rentrent dedans. «Une fois, avec Abbittibbi, on jouait à Saint-Jean. Le gars était devant nous autres, en chaise roulante. J'ai été lui serrer la main après le show. Il me dit: "Je suis sorti de l'hôpital, j'm'en va mourir, mais j'ai eu une permission. J'veux juste vous dire qu'à soir, y a des bouts, je l'oubliais." Le gars oubliait de mourir!» Richard lâche quelques sacres. Peut-on s'entendre pour dire qu'un album de Richard Desjardins permet de ne pas désespérer tout seul? «Je le sais pas. Peut-être.» L'Existoire, comme tous les Desjardins, est fait de chansons pour rire jaune des salauds (Développement durable, Roger Guntacker), de chansons pour pleurer tout noir les mal pris et les esseulés (Atlantique Nord, Elsie), et de chansons qui donnent envie de vivre ensemble, envers et contre tout. À la fin de la pièce Ils, on entend une (fausse) annonceuse d'aéroport, avec la voix de Desjardins en dessous: «Nous ne sommes pas seuls. Nous sommes pour le moment des grégaires dispersés.» Plus fort encore, Desjardins met tout son monde à contribution dans la magnifique Avec l'amour de Jésus: «Avec le doigté de Chopin / Avec la ferveur de Pontiac / Avec la franchise de Karl Marx / Avec la grâce de Michel-Ange et le sourire d'Einstein / Avec mon packsac de héros / Et mes p'tits défauts / Je m'en viens t'aimer...»
Est-ce que ses chansons l'aident, lui, à vivre? «Non. Je pourrais arrêter n'importe quand d'en faire. Je me suis jamais demandé à quoi mes chansons servaient, de toute façon. Je me mêle pas de ça.» Il ne s'est pas mêlé non plus, pour la première fois, de la réalisation et des arrangements (à une chanson près): le multi-instrumentiste Claude Fradette a mené le bal, s'entourant d'autant de musiciens que les chansons en demandaient. Du monde à la messe, des instruments en masse, y compris de la flûte irlandaise. «J'avais des chansons écrites sur plusieurs années, dans différents styles. Claude a une culture musicale nord-américaine tellement profonde, il a pu donner à l'album une cohérence, même si ça va du blues [Les Deux pétards, très Abbittibbi dans le genre] jusqu'au traditionnel [Tous les gens de plaisir]. Ça se tient, je trouve, et c'est grâce à lui.»
C'est tout de même grâce à Desjardins si l'on trouve dans L'Existoire une chanson de... Mario Peluso, bouleversante Sur son épaule, dénichée sur le premier album du compatriote abitibien (Malgré tout, paru en 1998). Peluso, qu'on aime comme on aime Stephen Faulkner. Un grand de notre country-folk. Un Neil Young de la marge éternelle. «Tellement underrated, résume Richard. Il sait écrire, mais il sait pas comment s'aider.» La veille, il lui a donné rendez-vous pour lui donner l'album, Peluso ne s'est pas présenté. «Ça fait rien. La chanson est là, c'est comme un signal. Pour dire qu'il existe, ce gars-là, et qu'il est encore bon.» Parole du bon gars.


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