Plaidoyer pour moins de démocratie

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Seuls les technocrates libéraux peuvent se vanter d'être populophobes sans créer de scandale



Quand un message anonyme injuriant l’économiste Garett Jones a été laissé dans la boîte vocale de l’Université George Mason en 2015, une policière a contacté le professeur pour lui demander qui pourrait bien lui en vouloir ainsi, et pourquoi. Le « qui » est demeuré un mystère, mais le « pourquoi », lui, était plutôt simple : Garett Jones avait peu avant évoqué publiquement l’idée de réduire le niveau de démocratie.


La démocratie, dans la société occidentale, est une valeur sacrée. La remettre en question risque fort de vous valoir des huées, sauf si c’est pour en réclamer davantage en mettant en place des consultations publiques, des référendums d’initiative populaire ou encore un mode de scrutin proportionnel — une option qu’envisage le gouvernement du Québec en ce moment même.


Cette « obsession » pour la démocratie diminue la qualité de nos gouvernements, croit Garett Jones. Il fait valoir son point dans le nouveau livre 10 % Less Democracy (Stanford University Press), où il affirme que les politiciens serviraient mieux la population en écoutant les experts un peu plus, et les électeurs un peu moins.


Comme le titre de l’ouvrage le laisse entendre, il n’y est pas question de confier les rênes du pouvoir à des dictateurs. L’économiste met plutôt en avant un « menu » de réformes antidémocratiques, la plupart basées sur des recherches en sciences politiques, en économie et en psychologie, qui permettraient selon lui d’améliorer le bien-être à long terme de nos sociétés. Un État qui adopterait « deux ou trois » de ces idées serait « environ 10 % moins démocratique ». Juste assez pour que les gens s’en rendent compte, mais pas suffisamment pour perdre les avantages du suffrage universel, avance l’auteur. Ses propositions vont de l’allongement de la durée des mandats politiques jusqu’à l’augmentation du poids électoral des citoyens plus éduqués.


L’actualité a joint l’économiste par vidéoconférence à New York. 



Pourquoi souhaiter moins de démocratie ? N’est-ce pas elle qui a rendu nos nations moins guerrières et plus prospères ?


En fait, les études montrent que les pays démocratiques font seulement deux choses mieux que les autres : ils évitent les famines et ne tuent pas leurs propres citoyens — du moins pas en grand nombre. D’un point de vue historique, c’est un succès exceptionnel pour un État, et tous les pays devraient aspirer à un haut niveau de démocratie. Sauf que je suis un économiste, et les économistes essaient de trouver l’équilibre optimal. Et pour autant que je sache, aucun pays ne souhaite être démocratique à 100 %. À preuve, à l’ère des téléphones intelligents, nous pourrions facilement voter sur la moindre décision gouvernementale. Toutefois, nous préférons déléguer le pouvoir à des élus pour de longues périodes — les Grecs anciens n’auraient d’ailleurs jamais appelé cela de la démocratie [NDLR : la démocratie athénienne s’apparentait davantage à la démocratie directe]. Si nous sommes certains que nous ne voulons pas 100 % de démocratie, sommes-nous certains d’avoir atteint le bon niveau ? En me basant sur la recherche en sciences politiques et en économie, j’avance que de donner juste un peu plus de pouvoir aux experts générerait davantage de bénéfices que de coûts.


Le principal bénéfice, selon vous, serait des gouvernements qui mettraient en œuvre davantage de « bonnes politiques publiques ». C’est plutôt subjectif. Qu’est-ce pour vous qu’une bonne politique publique ?


Oh, tout ce qui contribue au libéralisme, dans le sens philosophique du terme : des droits égaux pour tous, une grande liberté individuelle et un filet social robuste. Sur le plan économique, on parle d’une inflation faible, de peu de récessions, d’un taux de chômage stable et d’une croissance économique rapide.


Votre première suggestion est d’augmenter la durée des mandats politiques. Quel serait l’avantage de cette mesure ?


À l’approche d’une élection, les politiciens deviennent frileux. Ils ignorent plus souvent les recommandations des experts pour faire ce que l’opinion publique réclame. Le meilleur exemple de cela est le libre-échange. La diminution des barrières commerciales fait presque l’unanimité chez les économistes. Or, une étude sérieuse a montré que la probabilité que les sénateurs américains appuient un traité de libre-échange baisse de 10 points de pourcentage lorsque leur réélection est dans moins de deux ans. Les sénateurs eux-mêmes sont conscients de ce changement de comportement ; ils appellent cela « être en cycle ». Oui, nous voulons que les politiciens nous écoutent, mais nous voulons aussi qu’ils se tiennent debout devant les sondages lorsque nécessaire. Un mandat un peu plus long rendrait nos politiciens un peu plus braves.


Et quelle serait la durée idéale d’un mandat ?


J’aimerais fournir une réponse scientifique précise, mais je n’ai pas de données qui me permettraient de le faire. Cela dit, des mandats de quatre à huit ans m’apparaissent plus appropriés que ceux de deux ou trois ans qui existent dans certains pays ; ces mandats me semblent une perte totale et devraient être éliminés [NDLR : aux États-Unis, les membres de la Chambre des représentants sont élus pour deux ans]. Un peu dans la même veine, je propose d’étaler les élections dans le temps. Plutôt que d’élire l’ensemble de nos politiciens à la même date, nous pourrions par exemple voter pour la moitié des sièges tous les trois ans pour un mandat de six ans. De cette façon, une mode politique ponctuelle ne déterminerait pas l’avenir d’une nation pendant des années. Je crois aussi — mais c’est une hypothèse — que cela limiterait l’impact des réseaux sociaux, qui génèrent beaucoup de bruit inutile dans le débat public. N’importe quel statisticien vous le dira : lorsqu’il y a du bruit dans les données, il faut prélever davantage d’échantillons, et c’est ce que nous ferions en ayant des élections plus fréquentes.


Tenir des élections plus souvent, même si c’est pour choisir une partie seulement des politiciens, semble plus démocratique et non moins…


En réalité, cela ne change à peu près rien au niveau de démocratie. Et c’est une bonne chose : cela montre qu’on peut avoir de meilleures pratiques sans perdre quoi que ce soit.



Oui, nous voulons que les politiciens nous écoutent, mais nous voulons aussi qu’ils se tiennent debout devant les sondages lorsque nécessaire.



Certaines de vos suggestions sont déjà appliquées par plusieurs États, dont le Canada, notamment en ce qui concerne l’indépendance des banques centrales et des juges. Pourquoi les avoir incluses dans votre livre ?


Il y a encore beaucoup de pays où les juges et les banques centrales sont soumis à des pressions politiques, et d’autres où le processus de sélection des juges pourrait être amélioré. Cela montre aussi que mes réformes soi-disant antidémocratiques sont largement acceptées par des États très démocratiques. Mais comme la démocratie y est une valeur sacrée, ils utilisent un autre mot : « indépendant ». Un juge indépendant. Un ombudsman indépendant. Un vérificateur général indépendant. « Indépendant » est un euphémisme pour « non démocratique ».


L’une des responsabilités que vous proposez de confier à une nouvelle institution « indépendante » est la taxation. On est pourtant loin d’avoir un consensus chez les experts en ce qui a trait à qui devrait payer plus ou moins d’impôts… Comment une telle institution fonctionnerait-elle ?


Cette idée vient d’Alan Blinder [NDLR : un économiste qui a conseillé Bill Clinton pendant sa présidence]. Il suggère, et je suis d’accord avec lui, que les politiciens déterminent les lignes directrices de l’imposition — quel pourcentage des revenus fiscaux doivent respectivement venir des riches et de la classe moyenne, comment imposer le gain en capital, etc. —, puis mandatent des experts indépendants pour mettre en application cette vision. En ce moment, les législateurs débattent de lois fiscales ayant des milliers de pages ; c’est impossible pour eux de tout comprendre. Laissons-les plutôt se concentrer sur leur expertise, qui est d’écouter les électeurs et de transmettre leurs demandes aux fonctionnaires. Une loi fiscale d’une dizaine de pages suffirait pour cela.



À quoi cela servirait-il, outre le fait de faciliter le travail des politiciens ?


Le code de taxation serait grandement simplifié et les trous dans la loi seraient éliminés. Nous n’aurions plus de situations où deux, trois, voire quatre programmes fiscaux répondent au même problème. C’est raisonnable d’espérer que cette institution serait assez puissante et indépendante pour tenir tête aux lobbys et autres groupes organisés qui réclament des exemptions fiscales sans fondement.


Votre idée la plus controversée est de donner plus de poids au vote des électeurs éduqués. Sur quoi cela se base-t-il ?


Plusieurs études montrent que les personnes plus éduquées sont moins susceptibles de croire à des légendes urbaines ou à des théories du complot ridicules. Elles sont aussi plus aptes à savoir qui est le premier ministre, quel est le parti de gauche, quel est le parti de droite — des choses importantes à connaître pour voter ! Bien entendu, ce sont des généralisations. Nous connaissons tous des gens peu éduqués qui sont très intelligents. Et il y a des professeurs d’université qui ne connaissent rien à la politique. Mais ce dont on doit se préoccuper, c’est de la moyenne. Et les recherches théoriques portent à croire qu’un électeur moyen plus instruit conduirait le gouvernement dans une meilleure direction.


Pour y parvenir, vous évoquez la possibilité que le droit de vote soit conditionnel à l’obtention d’un diplôme d’études secondaires. N’est-ce pas aller trop loin ?


Je veux être clair, et j’insiste : je ne recommande pas cette mesure. Je lance cette idée dans le livre pour montrer que, même avec une approche aussi extrême, les conséquences ne seraient pas aussi terribles qu’on l’imagine. Si on regarde les statistiques de diplomation, on constate que cette réforme offrirait une excellente représentation à des groupes ethniques historiquement désavantagés dans plusieurs pays, dont les Afro-Américains aux États-Unis et les Aïnous au Japon. Elle nuirait toutefois à d’autres groupes de manière disproportionnée — on peut penser aux Premières Nations au Canada, dont le taux de diplomation est beaucoup plus bas que celui de la population générale —, et il faut se méfier de cela. C’est pourquoi je propose ensuite une série d’options plus nuancées, et les gens en trouveront peut-être une qui leur semblera acceptable. On pourrait par exemple redécouper les circonscriptions électorales pour donner légèrement plus de poids aux électeurs éduqués. De cette façon, tout le monde continuerait de voter. Il y a aussi l’exemple du Sénat irlandais, dont six membres sont élus par les diplômés des deux universités les plus prestigieuses d’Irlande. Six sièges, c’est le dixième du Sénat ; on a 10 % moins de démocratie juste là !



Tant à gauche qu’à droite, les gens réalisent que le vote populaire a un coût et que, dans certains domaines, mieux vaut se fier à un fonctionnaire ou à un expert indépendant.



Vous mentionnez un autre groupe à qui les États pourraient réserver des sièges au gouvernement : les grands détenteurs d’obligations du Trésor, souvent des étrangers. Pourquoi ?


Les électeurs pensent à court terme. Les politiciens, peut-être dans un horizon de un ou deux mandats. Mais personne ne tient compte de l’impact à long terme davantage que les détenteurs d’obligations. Ils ont prêté de l’argent à votre État et leur objectif est que celui-ci soit capable de les rembourser, avec les intérêts, dans 30 ans. Qu’une personne au gouvernement se préoccupe de la profitabilité future d’une démocratie me semble souhaitable. D’ailleurs, en cas de crise financière, les détenteurs d’obligations seront les premiers avec qui il faudra négocier. Pourquoi ne pas écouter leurs conseils, souvent très bons, avant de heurter le mur ?


Quand même, les marchés obligataires exercent déjà énormément de pouvoir sur les États en dictant les taux d’intérêt auxquels ils peuvent emprunter. N’est-ce pas assez d’influence ?


Si les détenteurs d’obligations étaient si puissants, tous les pays suivraient leurs conseils et auraient une cote de crédit AAA. C’est loin d’être le cas. Les mesures qu’ils proposent sont couramment rejetées par les électeurs et les politiciens. Oui, les marchés punissent les États qui ont de mauvaises pratiques économiques en augmentant les taux d’intérêt, mais ça ne change généralement rien. Lorsqu’il est question de leur stabilité financière, les pays se réveillent souvent à la dernière minute et il est trop tard. Si des représentants des marchés obligataires avaient été impliqués dans le gouvernement grec au début des années 2000, cela aurait peut-être évité la crise qui a frappé la Grèce plus tard. Mais, encore une fois, il n’y a pas qu’une seule option au menu. Au lieu de réserver des sièges au gouvernement, nous pourrions créer un organe consultatif où les détenteurs d’obligations rencontreraient les responsables des finances lors de séances publiques. Je veux que les gens débattent de l’idée davantage que du moyen.


Pour illustrer comment « moins de démocratie » peut être efficace, vous citez l’Union européenne… que beaucoup considèrent pourtant comme un exemple d’inefficacité !


Je sais que c’est plutôt inattendu que je vante les prouesses de l’Union européenne (UE). Mais c’est un cas intéressant, car les pays membres appliquent plusieurs de mes suggestions. Ils ont une banque centrale, un système judiciaire et des agences de régulation puissantes et indépendantes. Les élus ont un mandat raisonnablement long [NDLR : cinq ans]. Même l’électorat est bien informé, puisque les électeurs éduqués participent de façon disproportionnée aux élections européennes. Or, en général, les pays qui se joignent à l’UE deviennent plus prospères, les barrières commerciales tombent et les gens peuvent se déplacer librement. Si l’UE est complexe à gouverner et parfois inefficace, c’est essentiellement dû à son processus décisionnel, qui nécessite l’unanimité ou la quasi-unanimité des membres sur bien des dossiers. C’est un problème de démocratie, et non de bureaucratie.


Si c’est la démocratie qui cause des problèmes, pourquoi s’arrêter à la réduire de 10 % ? Pourquoi ne pas suivre l’exemple de Singapour, qui connaît un succès phénoménal selon divers indicateurs économiques et sociaux en appliquant ce que vous estimez être « 50 % moins » de démocratie ?


Singapour a des leçons à donner à tous les pays riches et à tous les pays qui aspirent à l’être. Mais la plupart des États qui ont un niveau de démocratie semblable n’obtiennent pas d’aussi bons résultats ; ils tuent des dissidents, ignorent les minorités, laissent des régions entières souffrir… Singapour est une exception, et non un exemple à suivre.


Paradoxalement, plusieurs de vos mesures antidémocratiques nécessiteraient d’être approuvées démocratiquement pour être mises en place. Est-ce possible ?


Les choses ont énormément changé au cours des cinq dernières années. Je crois que, tant à gauche qu’à droite, les gens réalisent que le vote populaire a un coût et que, dans certains domaines, mieux vaut se fier à un fonctionnaire ou à un expert indépendant. La démocratie n’est pas fixée dans le temps ; on peut l’améliorer ! On peut faire mieux que les philosophes classiques, mieux que Hamilton et Madison [NDLR : deux des pères fondateurs des États-Unis]. Les juges indépendants n’ont pas toujours existé. Les banques centrales indépendantes remontent au siècle dernier. Aujourd’hui, on tient ces choses pour acquises dans bien des pays. La question, maintenant, est : jusqu’où devons-nous aller dans cette direction ? Et je ne crois pas que nous ayons atteint le point optimal pour le moment.





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