Peut-on lutter contre les pillards de l'Etat islamique ?

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L'impuissance de la coalition face aux barbares

Cantonnés mardi à près d’un kilomètre au nord des murs de la cité de Palmyre en Syrie, les soldats de Daech, après avoir pilonné sans relâche leurs adversaires, ont conquis finalement la totalité de la ville, marquant ainsi une victoire stratégique contre les troupes de Bachar Al-Assad. Située aux portes du grand désert syrien, Palmyre constitue une base arrière à toute armée souhaitant s’étendre à l’ouest de la Syrie. Mais derrière la victoire militaire et symbolique se cache un autre dessein, plus prosaïque celui-là : la captation des richesses culturelles et archéologiques de la ville qui, une fois passées par le marché noir, consitueront un sérieux apport financier à cet Etat islamique.


Pillages et destructions : un artifice doublé d’un coup médiatique


Le but revendiqué des destructions du patrimoine culturel en Syrie et en Irak est clair : en défigurant les statues, en dynamitant les fresques, l’Etat islamique souhaite effacer toute trace des civilisations antérieures à Mahomet. "Il faut attendre au minimum cinq ans avant de voir réapparaître les objets d'art volés, à un prix faramineux"Des actes qui prennent tout leur sens lorsque la planète entière assiste à la mise à sac des sites archéologiques et culturels sur Youtube et Twitter. Ainsi, fin février 2015, Daech mettait en ligne une vidéo où l’on assistait à la destruction à la masse et au marteau-piqueur de nombreuses œuvres d’art au musée de Mossoul en Irak. Un événement qui n’a pas manqué de faire réagir autant les instances internationales que les internautes devant l’ampleur du désastre.


« Les terroristes ont compris que le patrimoine émeut. Il y a une stratégie médiatique, qui relève parfois de la mise en scène. Dans les vidéos de destruction postées sur Youtube, on s’aperçoit que beaucoup de sculptures sont faites en plâtre » note ainsi Nada Al Hassan, chef d’unité de la section des Etats arabes au sein du Centre du patrimoine mondial de l’Unesco. « Il n’existe que très peu d’informations sur les pillages et les destructions. On ne sait pas dans ces vidéos mises en ligne quelle part prend la propagande et ce qui relève de la réalité. » D'autant que cette stratégie médiatique, outre la publicité qu'elle procure au groupe terroriste, servirait aussi de leurre. « Les experts pensent que derrière ces destructions médiatisées s’est organisé un trafic d’œuvres d’art » explique Nada Al Hassan.


Des œuvres pillées et éparpillées aux quatre coins du monde


Troisième trafic illicite de la planète, le marché noir des œuvres d’art serait devenu le deuxième moyen de financement de Daech. Une rente qui s’élèverait, selon nos confrères d’Arte, à près de 6 milliards de dollars. L’Etat islamique aurait accès à près de 2 000 sites archéologiques irakiens, sur les 12 000 que compte le pays. De quoi inonder le marché, et ce pour des années. « Les objets d’art volés et mis sur le marché noir vont entrer en dormance, en particulier les plus précieux » estime France Desmarais, directrice des programmes et des partenariats à l’ICOM, l'organisation qui rassemble les professionnels des musées à l'échelle internationale. « C’est notamment le cas des objets dits “hot” : leur vente est trop risquée car l’œuvre est trop précieuse. Il faut alors attendre au minimum cinq ans avant de les voir réapparaître sur le marché, à un prix faramineux, car à ce moment-là l’actualité se sera détournée du vol en question. » Ainsi en 2014, la vente aux enchères de la statue du scribe Sekhemka avait suscité l’émoi du gouvernement égyptien, qui la jugeait illicite. Vendue pour la somme pharaonique de 20 millions d’euros, cet événement rappelle à quel point le marché illicite des biens culturels est juteux.


"Ce qui alimente aujourd’hui le marché noir, ce sont les collectionneurs privés"Le phénomène des objets d'art volés est d’autant plus difficle à appréhender que les circuits de revente sont impossibles à tracer précisément. « Il n’y a pas de parcours type, car les cas typiques des saisies antérieures ne sont plus représentatifs des cas d’aujourd’hui » explique France Desmarais, soupçonnant « le déplacement d’un marché noir vers le Golfe ». Car ce qui constitue un défi de taille pour les organisations internationales dédiées à la lutte contre ce trafic, c’est la mise sur le marché légal d’œuvres d’art vendues illégalement. « Ce qui alimente aujourd’hui le marché noir, ce sont les collectionneurs privés » explique la responsable de l'ICOM. « Les collectionneurs qui aujourd’hui enrichissent leurs collections par des objets illégalement acquis risquent de léguer celles-ci à des musées dans quelques années, ce qui peut doter ces derniers — contre leur gré — d’objets achetés au marché noir. »


Ainsi, les œuvres pillées aujourd'hui en Irak et en Syrie par l’Etat islamique peuvent se retrouver, demain, dans des musées aux quatre coins du monde. « C'est pour cela qu'il faut assurer une pratique muséale déontologique au niveau international, avec un standard commun, le Code de déontologie pour les musées publié par l'ICOM, qui doit être respecté par tous les professionnels des musées » plaide ainsi la directrice des programmes de l'organisation. On comprend donc que les musées sont doublement pénalisés par le trafic illicite : d’une part du fait des vols et des pillages, d’autre part du fait de la possible acquisition qu'ils pourraient faire d’objets dotés d’un certificat falsifié, provenant du marché noir.


L’ICOM, justement, est en première ligne pour assurer la déontologie des acteurs du marché de l’art. « Nous dotons le monde entier de moyens pour identifier les œuvres d’art volées. C’est notamment le cas avec la “liste rouge” : elle énumère les objets d’art protégés par la législation sous la forme de plusieurs listes classées par catégories. » Pour France Desmarais, « le travail réalisé sur la déontologie a changé les mentalités. C'est grâce à des pratiques professionnelles plus rigoureuses, comme la conduite de recherches sur la provenance des œuvres, que les musées ne sont plus les principaux destinataires d’objets spoliés, comme cela pouvait être le cas avant » explique-t-elle fièrement.


Une lutte régionale et internationale


Ainsi, en engrangeant des informations sur les œuvres d’art volées, l’ICOM permet aux Etats de lutter contre le tentaculaire marché noir des biens culturels, enrichi comme jamais par les pillages auxquels se livre l’Etat islamique. C’est notamment grâce au programme ARCHEO, qui permet aux douaniers ayant un doute sur la provenance légale d’une œuvre d’art d’envoyer un message à l’ICOM. Celui-ci peut réaliser une première expertise de l’objet et demander ensuite aux douaniers, si nécessaire, de le bloquer afin de mener une enquête plus poussée par la suite. Une initiative dont le bon fonctionnement est garanti par l'accès, de la part de l'ICOM, à près de 35 000 experts internationaux divers.


Mais pour lutter efficacement face au trafic, il faut l’endiguer à la source. C’est ainsi que l'Egypte, l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, l'Irak, la Jordanie, le Koweït, le Liban, la Libye, le Soudan et le Sultanat d'Oman se sont concertés récemment pour la mise en place d’un « groupe de travail » afin de lutter contre le pillage des sites archéologiques et des centres culturels par le crime organisé et les groupes terroristes tels que l’EI.


"L’Unesco et Interpol ont décidé d’organiser la formation des forces de l’ordre des pays de la région"Une mesure qui va dans le bon sens selon Nada Al Hassan, pour qui la lutte contre le marché noir se fait aussi aux frontières : « Le marché est d'abord régional avant que cela ne soit revendu ailleurs dans le monde. Avant d’arriver en Europe, aux Etats-Unis, en Asie ou encore dans les pays du Golfe, les biens culturels passent par les pays limitrophes. Ainsi, la coopération régionale est extrêmement importante dans la lutte contre ce trafic. » « C’est dans ce but, précise-t-elle, que l’Unesco et Interpol ont décidé d’organiser la formation des forces de l’ordre des pays de la région. Cela, afin qu'elles soient en mesure de déterminer quels sont les biens qui ont été pillés. »


Interpol dispose ainsi d'une base de données regroupant des informations sur les œuvres d’art volées et mise à la disposition à la fois des Etats, mais aussi des particuliers puisqu’en libre accès sur Internet. La France aussi dispose de sa propre base de données. Baptisée Treima, elle est accessible aux différents services de police et de douanes. Dotée d’une technologie de pointe permettant d’associer les images envoyées par les services à celles déjà présentes dans ses fichiers afin de trouver des similarités, elle permet d’établir très rapidement si l’objet en question a été volé. Enfin, le ministère de l’Intérieur travaille via l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (qui dispose de trois groupes d’enquête dédiés à la répression) avec des organismes internationaux dédiés à la lutte contre le trafic d’œuvres d’art volées. Ainsi, l’OCBC tient à la fois un rôle de consultant policier pour l’Unesco et l’ICOM, mais aussi d’instance représentative de la France auprès d’Interpol dans le cadre du programme de l’Internationnal Tracking Task Force, spécialisée dans la lutte contre le traffic de biens culturels dans les zones en guerre, à l’image de celui auquel se livre l’EI en Syrie et en Irak.


Des outils juridiques internationaux pour lutter contre le trafic


D’aucun pense qu’il faudrait, pour protéger le patrimoine culturel en Syrie et en Irak, créer une nouvelle instance, comme un tribunal international. Pour Vincent Negri, chercheur au CNRS, la multiplication des instances judiciaires et pénales ne permettra pas de lutter efficacement contre le trafic illicite de biens culturels dont Daech a fait une de ses spécialités : « L’outil pénal existe déjà. Il se trouve à l’article 8 du statut de la Cour pénale internationale, qui traite des crimes de guerre. La destruction du patrimoine est déjà sanctionnée. »"Une convention du XIX ème siècle édicte que toute destruction d’œuvres d’art pendant un conflit armé doit être poursuivie" Aussi, pour ce docteur en droit et expert-consultant pour l’Unesco et l’ICOM, « il faut renforcer les capacités d’intervention des organes existants. Or, les Etats devraient déjà adhérer au statut de la Cour pénale internationale pour bénéficier des voies offertes par une saisine de la Cour. » Ce qui n’est ni le cas de la Syrie, ni le cas de l’Irak. « La condamnation et la criminalisation des atteintes au patrimoine n’est pas un phénomène récent. Une convention datant du XIXe siècle, relevant aujourd'hui du droit international coutumier, et donc toujours active, édicte que toute destruction d’œuvres d’art pendant un conflit armé doit être poursuivie. »



Quant aux procédures judiciaires visant les intermédiaires du marché noir par lesquels l’Etat islamique est à l'évidence contraint de passer, elles s’appliquent au cas par cas. « Il existe aujourd’hui une panoplie de dispositifs permettant de créer un panel d’obligations pour les acteurs du marché de l’art » explique Vincent Negri. « Parmi les outils classiques de poursuite des intermédiaires, se trouve le recel. Le voleur de l’œuvre lui-même commet une infraction instantanée, c’est une infraction sujette à prescription. Il va cependant l’écouler rapidement à un receleur, qui lui se trouve être l’auteur d’une infraction dite continue : le délai de prescription ne court qu'à compter de la découverte du recel ! ».


Enfin, des mesures concrètes pour répondre au problème de l’exploitation du patrimoine syrien par Daech sont aujourd’hui mises en œuvre par la communauté internationale. C’est ce que démontre l’étude de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU du 12 février 2015, réalisée par Vincent Negri. Celle-ci, portant entre autre sur la lutte contre les moyens de financement du terrorisme, formule de nouvelles obligations pour préserver le patrimoine culturel syrien en mettant en exergue une discipline collective entre les Etats membres et prônant un « intérêt général de l’humanité à la protection et à la sauvegarde du patrimoine culturel des peuples. » Une réponse d'abord symbolique (et aux mesures un peu floues) dont on espère quand même qu'elle finisse par influencer une communauté internationale paralysée face au drame de Palmyre…


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