LA CHRONIQUE DE FAVILLA

Penser ethnique ou pas

01. Actualité - articles et dossiers


La très sérieuse « Revue française de sociologie » consacre un dossier de son dernier numéro au thème des statistiques ethniques. Convient-il d'autoriser l'identification ethnique des personnes faisant l'objet d'enquêtes statistiques ? La question est, depuis peu, vivement débattue. Le mérite de ce dossier est de présenter sans polémique les arguments en présence.
Le principal argument en faveur de l'établissement de telles statistiques en France, où elles sont interdites, est le bilan positif de cette très ancienne pratique aux Etats-Unis. Les experts considèrent que la connaissance de la réalité des catégories ethniques de la population, objectivée par des indicateurs économiques, sociaux, culturels, est une composante essentielle de la lutte contre les inégalités subies par ces catégories. Plus qu'une composante, les statistiques ethniques seraient même la condition préalable à la mise en oeuvre d'une telle politique. L'argument est simple et percutant : si l'on ne connaît pas la réalité des faits tels que ces catégories de personnes les vivent, il est impossible de définir une politique capable de la corriger. Une société « color blind », aveugle aux différences ethniques, ne peut pas les combattre.
L'argument le plus fort en sens contraire est ce que les sociologues nomment le caractère performatif de l'outil en cause, c'est-à-dire un outil qui, du fait même de son existence, contribue à créer l'objet qu'il est censé décrire. Concrètement, cela signifie que, si l'on questionne des personnes en les classant au départ dans des catégories ethniques, elles vont développer une conscience d'appartenance à ces catégories. A l'issue de son enquête, le statisticien pourra ainsi conclure que « les Noirs ont telle opinion sur tel sujet » mais cette observation aura été influencée dès l'origine par la création de la catégorie « Noirs ». En l'absence de celle-ci, les personnes concernées auraient peut-être exprimé une opinion totalement déconnectée de la couleur de leur peau.
Le risque idéologique que recèle cette controversée statistique est donc sérieux. Il l'est d'autant plus que le modèle républicain français est à l'évidence au coeur du débat. Tout l'effort des Lumières et de la Révolution française a été de libérer les hommes de leurs appartenances sociales, corporatistes, religieuses, en tant que celles-ci constituaient une identité définitive. De cette libération est née le concept d'universel qui est reconnu comme le plus beau cadeau que la France ait jamais fait à l'humanité, sous réserve de la contribution de Kant. Faut-il jeter ce concept par dessus bord au prétexte que son efficacité à produire de l'égalité s'est affaiblie ? Ou bien doit-on conserver la catégorie universelle de « pauvres » en sachant que toute politique contre la pauvreté bénéficiera à beaucoup de « Noirs » mais sans que cette dernière catégorie soit explicitement visée ? Le débat reste ouvert mais l'on mesure mieux qu'il déborde largement les enjeux statistiques.


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