Le Devoir de philo

Paul Ricoeur et le caractère politique de l’enseignement de l’histoire

À l’heure où Québec et Ottawa cherchent à revoir la façon d’enseigner cette matière, revenons à la pensée du philosophe français

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L'histoire comme instrument de développement d'une pensée POLITIQUE critique

Dans une « note de lecture » écrite au sujet de l’ouvrage Humanisme et terreur de Maurice Merleau-Ponty, à la fin des années 1940, Paul Ricoeur, dont 2013 marque le centenaire de la naissance, affirmait qu’« il est parfaitement admissible qu’il y ait sur l’histoire des vues partielles et multiples. Il nous suffit parfois de discerner et de construire, ici et là, des îlots d’intelligibilité ».
Cette position, courageuse à une époque où, comme le dira Jean-Paul Sartre une décennie plus tard, le communisme et son matérialisme historique représentaient un « horizon philosophique indépassable », il l’a assumée jusqu’à la rédaction au tournant du siècle de son dernier ouvrage, La mémoire, l’histoire, l’oubli (Seuil, 2000).
Au moment où le gouvernement du Québec songe à réintroduire des dimensions politiques et nationales dans l’enseignement de l’histoire et où des députés conservateurs proposent de réévaluer la manière dont on enseigne cette matière d’un océan à l’autre, analyser cette position sera sans doute fructueux, croyons-nous.
Pour Ricoeur, l’interprétation historique ne permet pas d’atteindre la structure déterminante de l’histoire, si une telle chose existe. L’histoire, com me discipline, doit renoncer à se poser comme une science à la manière des autres qui visent une description objective de la réalité. Il s’étonnerait assurément du fait que le Département d’histoire de l’Université Laval a récemment été rebaptisé Département des sciences historiques.
Ainsi, les éléments circonstanciels qui caractérisent un événement historique sont potentiellement infinis. C’est pour cette raison, pour reprendre l’exemple qui agite nos historiens, que ce que nous appelons « la guerre de la Conquête » offre une intelligibilité fort différente de ce que les historiens américains nomment la French and Indian War.
Par ailleurs, la problématique qui est au centre de la méthode en histoire n’en est pas une d’observation, note Ricoeur. Elle concerne plutôt l’interprétation et la communication, comme l’historien a recours aux témoignages. Ce dernier doit s’en remettre à une éthique de recherche dans son exploration du passé, il doit faire preuve d’objectivité, mais cette qualité s’applique à lui-même et non au discours qu’il formule.
Ce qui convainc de la pertinence d’un récit historique, c’est, d’une part, la vraisemblance des événements décrits et, d’autre part, la manière dont il est attesté par les témoins, nos contemporains ou ceux rendus présents par les archives et par les traces, architecturales ou autres, qui subsistent au présent.
En raison de ces limites, Ricoeur invite à considérer l’histoire comme le produit d’une activité de composition ou d’agencement des parties, en fonction d’une certaine autonomie du discours qui les recoupe. Le récit historique est toujours « en surplus » de ses parties constitutives.
Pour reprendre une analogie qui lui est chère, l’histoire est à prendre comme un « texte » dont le sens surpasse celui des « phrases », qui symbolisent des descriptions circonstancielles ayant trait à l’événement. La construction ainsi effectuée ne peut avoir la solidité d’une vérité immuable : « Il est toujours possible de rattacher la même phrase de manière différente à telle ou telle phrase considérée comme la pierre d’angle du texte. »
Si on admet, à partir de ce paradigme textuel, que le critère de validité de l’histoire n’est plus la science comme objectivation du réel, Ricoeur nous invite à le considérer dans l’optique d’un art de la conjecture, d’un art de construire la signification en faisant intervenir son propre jugement. En cela, l’histoire serait donc plus près de la création poétique.
La question se pose alors pour nous : pourquoi devrait-on enseigner une matière qui ne relève pas d’une approche objective, qui ne permet pas d’établir des lois comme en chimie ou en physi que ? Demandons-le directement : à quoi sert l’histoire ? Dans une lettre au Devoir publiée le 7 mars dernier, les dirigeants de l’Association québécoise pour l’enseignement en univers social offrent une réponse : « Le creuset de tout programme d’enseignement en histoire ou en géographie devrait être celui des valeurs démocratiques inhérentes à la fonction sociale de l’éducation dont les élèves du Québec constituent le coeur et la raison d’être. En effet, ces disciplines revêtent une importance capitale dans leur formation de citoyens et citoyennes cultivés et pouvant participer pleinement aux débats politiques et sociaux. »
Ricoeur nous propose une justification sensiblement différente. Précisons tout de suite qu’il préfère parler de la dimension « politique » de l’histoire plutôt que de sa « fonction sociale ».
Pour lui, il existe une multitude d’histoires possibles. Néanmoins, ce qui en porte certaines à l’existence, ce sont les communautés de traditions qui leur donnent vie et forme. En ce sens, Ricoeur distingue la communauté d’histoire de la société. Pour définir cette dernière, il reprend l’idée de Hegel au sujet de l’« État extérieur » : la société relève du mécanisme autonome et abstrait de l’économie, du mécanisme des besoins. Elle implique un impératif de fonctionnalité. À l’inverse, la communauté historique, plutôt que de répondre de la nécessité, tient de la décision politique qui consiste à durer.
L’époque moderne a été le théâtre de l’expansion de la société. Son importance grandissante s’est reflétée dans les pratiques de l’État, dans l’approche pragmatique fondée sur le calcul et l’efficacité.
Pour Ricoeur, ce mouvement a été bénéfique, mais il a tendu à brouiller une distinction importante entre l’économique et le politique. Or, il y a une finalité du politique qui échappe à l’économique et dans laquelle la communauté historique tient une place éminente.
Cette finalité peut être mieux appréhendée par ce qu’il man que à l’individu socialisé. La société, fondée sur le règne de l’économique, est le lieu de la lutte et de la compétition, celui d’un affrontement sans arbitrage marqué par l’insécurité et l’isolement. Le travail, qui définit l’appartenance à la société, est certes rationnel, mais, par lui-même, il est privé de sens.
En effet, « l’individu est insatisfait et même déchiré dans la société moderne du travail, parce qu’il ne trouve pas de sens dans la simple lutte contre la nature et l’apologie du calcul efficace ». L’individu socialisé cher che à survivre dans la « privatisation » de son bonheur.
Or, l’expérience des peuples enseigne que la tâche qui consiste à donner un sens à l’activité humaine revient au politique. Seul ce dernier peut rendre raisonnable ce qui est rationnel.
C’est même là, nous dit Ricoeur, sa finalité : « Si la politique a une revendication majeure d’autonomie à faire valoir en face de l’économico-technique, c’est celle du sens de l’action rationnelle, sens inséparable […] de la morale vivante, de l’intention éthique. »L’é thi que, qu’il faut comprendre ici comme manière de vivre, ou ethos, orien te l’action rationnelle. Ricoeur spécifie par le con cept d’intention qui lui est adjoint son caractère de décision et de liberté.
À l’opposé du mécanisme des besoins, l’intention éthique entraîne une affirmation du sens qui règle la praxis quotidienne marquée par le travail. Or, cette éthique en projet ne procède pas ab nihilo, elle surgit « au milieu d’une situation qui est déjà éthiquement marquée : des choix, des préférences, des valorisations ont eu lieu, qui se sont cristallisés dans des valeurs que chacun trouve en s’éveillant à la vie consciente ».
L’intention éthique, dont l’expression collective est au coeur de la sphère politique, s’invente à partir de l’histoire qui anime la communauté qui la sous-tend, ce que Ricoeur nomme son « noyau éthico-mythique ».
On peut ainsi dire qu’une communauté est animée par un récit sur des choix, des préférences et des valorisations qui ont déjà eu lieu pour elle, et qu’il appartient à ses membres et à l’État qui est à leur service de le maintenir et de l’actualiser par leur projet éthique.
L’État doit veiller à assurer ce que Ricoeur nomme la « survivance » de la communauté historique, en accord avec le matériau éthique qui permet à ses membres de « choisir la vie », c’est-à-dire d’agir dans l’horizon d’un sens à interpréter et à perpétuer.
Pour le groupe, le choix de reconduire son identité narrative - c’est-à-dire les images et les symboles par lesquels il se perpétue et prend conscience de lui-même - représente un choix existentiel, avec ses perspectives créatrices.
Ce choix n’exclut pas une certaine violence : celle de la décision. Il s’agit cependant du prix à payer pour maintenir les dimensions spirituelle et politique de l’existence. L’être humain n’est pas destiné à être le récepteur passif de la civilisation du travail, il se veut, « collectivement, sujet actif de son destin ».
C’est pourquoi Ricoeur souligne que « la tâche majeure des éducateurs est d’intégrer la civilisation technique universelle à la personnalité culturelle […], à la singularité historique de chaque groupe humain ». Et c’est là qu’on peut situer, pour lui, la pertinence de l’enseignement de l’histoire : apprendre à l’étudiant à voir son quotidien dans la perspective du sens en lui permettant de s’inscrire dans la continuité.
Revenons à l’exemple de la Conquête de 1759-1760. Certains soutiennent qu’elle a eu un impact dramatique et dé structurant, d’autres qu’elle revêt un caractère « providentiel ». Différentes raisons peuvent soutenir différentes interprétations : l’avènement des institutions démocratiques, la perte du commerce, etc.
Il demeure que, pour comprendre politiquement le Québec, on doit concevoir qu’il s’agit d’un événement au coeur de son identité.
Si, au contraire, les commémorations de la guerre de 1812 laissent indifférent, il ne faut pas se surprendre : l’événement est marginal pour l’histoire collective qui porte le projet éthique et politique québécois.
Évidemment, certains pourraient vouloir se débarrasser de l’identité nationale et de son récit, ranger l’histoire nationale dans un compartiment parmi d’autres, mais tous devraient avoir l’honnêteté d’admettre qu’il s’agit d’un choix tout aussi politique que l’inverse : quel sera, alors, l’horizon de sens pour la communauté et l’individu ?
À cet égard, un subtil glissement sémantique est à craindre dans l’actuel programme : le déploiement diachronique des valeurs démocratiques sur la longue durée, par exemple, ferait-il intervenir un telos plutôt qu’un sens à faire naître ? Ne serait-il pas là, le réel « ris que » idéologique ?


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