Où loge l’intolérance?

En somme, les rédacteurs du manifeste souhaitent en bout de ligne que nous soyons tolérants à l’égard des intolérances et discriminations pratiquées par certaines minorités religieuses intégristes !

Laïcité — débat québécois

Il est plutôt étonnant de lire [un manifeste qui réclame ce qui existe déjà->25606]. Mais, justifient ses rédacteurs,“la vision ouverte et pluraliste de la société québécoise subit les foudres conjuguées de deux courants en rupture avec les grandes orientations du Québec moderne.”
L’inquiétude rôde, des nuages assombrissent le ciel, l’orage menace. Vite, esprits éclairés, le temps presse, sortez vos paratonnerres, signez, signez, le pluralisme de fait doit se muer en “orientation normative”!

Diantre, il y a péril en la demeure? Je m’inquiète aussi. Je prépare mon clavier, dois-je signer? Je lis, je lis, version courte, version longue, fiou! Qu’est-ce que je découvre? Pas possible! Mais oui, c’est bien moi qui suis vilipendée. Je me croyais éclairée par le phare de l’histoire. Que nenni! C’est moi la stricte, l’intolérante, un pied sur la pédale de frein, l’autre sur la pédale de gauche, rétrogradant, l’oeil fixé au rétroviseur, aspirée par la nostalgie d’un monde unidimensionnel!
Psitt! Psitt! Mais voyons. Vire de bord! Arrive en ville. LE manifeste est là! Tu souffres de dégénérescence maculaire? Ta vision périphérique se dégrade? Le docteur va te soigner. Femme, ouvre-toi donc à ces hommes qui ne veulent pas te serrer la main. Surtout, n’oublie pas ton couvre-chef! Au placard, crois-tu on te préfère? Tu exagères.
Bon, finies les folies, là! C’est du sérieux. Que lisais-je donc? Ah oui, les croyances religieuses. Est-ce cela même le pluralisme revendiqué par le manifeste? La diversité? Oui, mais pas trop de points de vue divergents quand même à ce sujet!
En effet, on a parfois l’impression que les injonctions religieuses semblent si impératives qu’on les croirait comme une donnée presque aussi “naturelle” que la couleur de la peau et l’appartenance à un sexe. En tout cas, il est dit dans le manifeste qu’on ne peut présumer que l’affiliation religieuse constitue davantage un biais pour un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions que le sexe ou la couleur de la peau. Pourquoi alors a-t-on voulu que des femmes policières soient désignées pour recevoir les plaintes de femmes pour viol et pourquoi des gens “de couleur” se plaignent-ils de profilage racial! Serait-ce que des caractéristiques biologiques introduisent effectivement des biais? Leur argument se retourne alors contre eux. Les signes religieux pourraient aussi introduire des biais. L’afficher ne peut qu’accroître ce biais, me semble-t-il.
Mais avant d’aborder le fond, il est impératif de faire quelques remarques sur la forme du manifeste. En effet, quelques raisonnements circulaires, conjugués à certaines affirmations fausses, rendent confuse la démonstration.  En outre, sont énoncés certains principes contestables, qui, érigés en prémisses, amènent ses rédacteurs à des conclusions tout aussi contestables. Or, pour contredire ces conclusions, il faudrait questionner ces principes – c’est ce que j’ai tenté de faire ci-dessus sur la question des biais -  en démontrer leur fragilité démonstrative, travail qui ne peut être fait ici.
Mais je ne saurais passer sous silence un procédé hautement tendancieux à l’oeuvre dans le manifeste: nationalistes conservateurs et laïcs “stricts” sont mis dans le même sac, sans d’ailleurs définir ni les uns ni les autres. Leur nombre n’est pas évalué, mais ils sont suffisamment nombreux pour les inquiéter. Ensuite, les auteurs du manifeste construisent dans leur propre rhétorique à eux, un discours qu’ils prêtent à ceux qu’ils critiquent pour ensuite le qualifier de tautologique: aucune citation de textes, aucune référence nominative, ce qu’ils n’accepteraient jamais dans les travaux de leurs étudiant-e-s! Le manifeste énonce ensuite des principes dont la mise en pratique permettrait, selon eux, la continuité de la révolution tranquille vers la diversité et le pluralisme – ceux qu’ils stigmatisent étant en rupture et feraient régresser le Québec - principes tout aussi abstraits que l’abstraction reprochée aux autres !
Cela dit, regardons les arguments maintenant. Premièrement, en ce qui concerne la question nationale, le manifeste l’expédie prestement dans une phrase: “il nous paraît erroné d’avancer que cette politique de respect de la diversité mise en oeuvre au Québec dans les dernières décennies ait eu comme conséquence la négation de la nation québécoise ou des intérêts de la majorité”. Pourtant, il faudrait d’abord démontrer que la nation québécoise est mieux servie à l’intérieur du fédéralisme que dans une société indépendante. Michel Seymour, dans le Devoir du 9 février, explicite très bien cette problématique. Tous se souviennent de la déclaration de Parizeau le soir du dernier referendum, déclaration sociologiquement vraie, mais qu’il n’était pas autorisé à faire comme premier ministre!
D’autre part, ce manifeste présente les immigrants comme une entité homogène. Or, la ligne de partage ne se fait pas entre, d’un côté, les immigrants, et de l’autre, les citoyens de plus longue date, mais entre citoyens favorables à une société laïque et ceux qui souhaiteraient que les règles de la société s’accordent avec des prescriptions religieuses. Des deux côtés de cette ligne de partage, il y a des immigrants et des “Québécois de souche”.
Au sujet du couple continuité/rupture évoqué dans le manifeste, il est opportun de se demander qui est en rupture? La révolution tranquille, admet-on généralement, a permis une diversité sociale et culturelle - le texte de Nepveu dans le Devoir du 9 février, y fait brillamment allusion - et l’évolution du Québec depuis les années 1960 a entraîné un repli du religieux dans la sphère privée. Or, quelles qu’en soient les causes, le ressurgissement actuel du religieux, fondamentaliste en particulier – certains bien de chez nous, ce n’est ni une spécificité immigrante, ni musulmane – peut à juste titre faire craindre pour l’évolution d’une certaine diversité dans les pratiques sociales. Les religions sont des constructions humaines et non des données biologiques qui justement servent de prétextes à des prescriptions sociales discriminantes de la part de certains intégristes religieux – ceux qui demandent des accommodements – prescriptions se réclamant d’ un essentialisme et d’un naturalisme visant à légitimer la pérennisation de rapports sociaux inégalitaires, bien loin de la diversité souhaitée! Ainsi donc, dans cette diversité enchantée, il y a une unicité de presque toutes les religions, en tout cas des trois monothéismes, dans leurs textes fondateurs, en ce qui concerne la subordination et l’assujettissement des femmes sans compter la discrimination à l’égard des minorités sexuelles.
Contrairement à ce que prétendent les auteurs du manifeste, les laïcs “stricts” n’affirment pas qu’on aurait trop cédé à la diversité culturelle. Ces laïcs ne s’opposent pas à cette diversité, y compris religieuse, mais à certains accommodements jugés irrecevables en raison des valeurs qui y sont sous-jacentes, valeurs en rupture avec l’évolution du Québec. Comment les pluralistes peuvent-ils feindre de confondre les deux? Comment ne pas voir dans certaines demandes d’accommodements “raisonnables” la volonté de perpétuer des modèles sociaux inégalitaires s’abritant derrière une volonté divine supposée.
Les pluralistes affirment avoir une “vision plus ouverte, plus tolérante et surtout plus dynamique dans sa conception des rapports sociaux…”. Il leur faut alors admettre que les religions n’échappent pas à ce dynamisme invoqué, elles ne sont pas inertes, stables, elles évoluent, et elles peuvent aussi régresser: on constate cette régression dans le développement, depuis quelque temps, de courants intégristes à l’intérieur de toutes les religions.
Les pluralistes s’opposent à une charte de la laïcité, tout en déformant d’ailleurs ce que les laïcs demandent. Des laïcs demandent un devoir de réserve des employés travaillant dans les institutions étatiques entre autres par l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires, dans le cadre de leur emploi uniquement, et non dans tout l’espace public, comme le manifeste le laisse croire. Ce devoir de réserve revendiqué vise justement le respect du pluralisme religieux des usagers!

“La laïcité se rapporte à l’état et non aux individus”, lit-on, dans le manifeste. C’est juste. Or,l’état n’existe que par l’intermédiaire d’institutions qui, pour fonctionner, requièrent des humains en chair et en os. C’est par l’entremise de ces derniers que les citoyens rencontrent l’état neutre. Or, comme il est dit au sujet de la justice, l’apparence d’impartialité est aussi importante que l’impartialité elle-même. Comment se sentirait une femme juive, servie dans une institution de l’état, par une femme arborant un foulard musulman, suite à une explosion d’un kamikaze musulman dans un bus à Tel-Aviv? Quel message enverrait-on à un jeune adolescent, à qui on refuse le port de la casquette en classe tout en autorisant sa professeure ou une élève à porter un foulard? L’impression que des passe-droits sont accordés au nom de la liberté religieuse génère l’idée d’un traitement inégalitaire des citoyens. C’est cela qui choque.
Par ailleurs, interdire dans les institutions étatiques et dans les écoles les signes religieux
ostentatoires est un excellent moyen, sinon le seul, de permettre aux femmes des minorités religieuses de se soustraire à des contraintes qui pourraient leur être imposées par leur entourage.
Les pluralistes affirment que l’exercice de la liberté religieuse doit être autorisée “tant qu’elle ne porte pas atteinte aux droits d’autrui”. Or comment mesurer cette atteinte aux droits d’autrui? Comment déterminer cette ligne où s’entrechoquent les droits des uns et ceux des autres? Jusqu’à maintenant, la Cour suprême du Canada a, le plus souvent, tranché en faveur de la liberté religieuse, qui devient ainsi le principe transcendant les autres quand il y a conflit des droits. C’est ce qui inquiète une partie de la population pour qui ces accommodements de nature religieuse remettent en cause certains acquis de la révolution tranquille. Elle est là la continuité historique, n’en déplaise aux auteurs du manifeste.
Par ailleurs, les pluralistes ne parlent jamais des droits collectifs. Refuser de faire instruire les femmes au-delà du secondaire, comme le font certains fondamentalistes chrétiens, bien de chez nous, cause un tort difficile à mesurer, non seulement aux femmes, mais à la collectivité? Parce qu’autrui, c’est aussi la collectivité. Et que dire de ces écoles religieuses où une partie du programme obligatoire n’est pas respecté? Qui fera vivre ces personnes si elles ne peuvent s’intégrer au marché du travail faute d’une formation adéquate? Les pluralistes se prononcent pourtant avec vigueur pour l’égalité des chances. N’y a-t-il pas là matière à réflexion?
Contrairement aux affirmations erronées du manifeste, les laïcs ne banalisent pas les droits humains garantis par les chartes, mais affirment que la liberté religieuse n’est pas le socle intangible qui doit transcender les décisions relatives au respect des autres droits. Quand un homme, invoquant des croyances religieuses, refuse d’être servi par une femme, c’est la dignité de TOUTES les femmes qui est atteinte, peu importe qu’il y ait ou non un homme disponible dans la salle pour le servir. Des accommodements à de telles demandes heurtent de front les valeurs communes de notre société, valeurs universalisantes parce que non discriminatoires. Il ne s’agit ni de laïcité stricte, fermée, ni d’un nationalisme conservateur que de refuser de tels accommodements. En somme, les rédacteurs du manifeste souhaitent en bout de ligne que nous soyons tolérants à l’égard des intolérances et discriminations pratiquées par certaines minorités religieuses intégristes !
Les rédacteurs du manifeste écrivent: “La raison principale qui doit nous inviter à la prudence est que les mondes vécus ne correspondent jamais à des modèles définis à l’avance, que les situations personnelles et sociales sont changeantes, qu’elles exigent des ajustements continus et de nouveaux équilibres à trouver”. Qui peut s’opposer à cela? Certains groupes religieux intégristes, peut-être, qui voudraient justement reproduire “des modèles définis à l’avance”, coulés dans le béton, pour l’éternité!
Pour conclure, je voudrais contester avec vigueur l’amalgame que le manifeste tente d’établir entre les théocraties qui ne tolèrent aucune dissidence religieuse et les personnes qui, au Québec, s’opposent à certains accommodements qui voudraient pérenniser des rapports sociaux discriminatoires. Aussi, les rédacteurs devraient-ils eux-mêmes s’en tenir aux conditions qu’ils définissent pour un débat démocratique et constructif. Attribuer à ses opposants une “symbiose mystique” relève-t-il de l’exposé raisonné des principes et arguments?
***
Irène Doiron, professeure de philosophie à la retraite
irenedoiron@gmail.com


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3 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    18 mars 2010

    Excellent point de vue! Il faut continuer à crier haut et fort NOS opinions et NOS valeurs. Après-tout, le Québec c'est NOTRE pays!

  • Archives de Vigile Répondre

    17 mars 2010

    Votre texte critique le "manifeste pour un Québec pluraliste" publié le 3 février 2010 et non pas le dernier manifeste "Pour un Québec laïque et pluraliste" (Déclaration des intellectuels pour la laïcité) publié le 16 mars dernier. J'ai critiqué sur Vigile le manifeste pour un Québec pluraliste. Il ne faut pas qu'il y ait de confusion quant à votre article, madame Doiron.
    J'ai signé ce dernier texte même si je ne vois pas l'intérêt de partir en croisade contre la présence du crucifix à l'assemblée nationale.
    Je suis contre le port de signes ostentatoires religieux comme le voile musulman pour les employés de l'Etat comme les enseignantes, les infirmières ou les fonctionnaires qui ont à rencontrer les citoyens.
    Mais je suis sensible à la position de Robin Philpot. Si une règle claire est adoptée qui interdit le voile dans la fonction publique, cette règle s'appliquerait à partir du moment de son adoption sans que les femmes qui ont été acceptées avant son adoption soient obligées d'enlever le voile. Cela me semble humain et raisonnable.
    Robert Barberis-Gervais, Vieux-Longueuil, 17 mars 2010

  • Archives de Vigile Répondre

    17 mars 2010

    Si vous décidez d'en faire un manifeste, celui-là je le signe ! :-)